Il y a deux ans l'état du bonhomme nous avait fait peur : nous l'avions trouvé au bord de l'épuisement total, bouffi, dépressif et incapable de réellement répondre à nos questions. Heureusement, c'est un homme nouveau qui est venu à Paris parler de Ki, premier volet d'une tétralogie à venir.
Et comme vous le constaterez, Devin ne nous avait absolument pas oublié, et l'entretien-fleuve qui suit restera pour nous un moment d'anthologie que nous allons partager avec vous...
Cosmic Camel Clash : Quand nous t'avions interviewé il y a deux ans tu allais très mal, et tu avais affirmé ne plus vouloir faire de promotion d'album (Ndlr : Il acquiesce). Donc première question évidente : qu'est-ce que tu fiches ici ?
Devin Townsend : J'ai arrêté la drogue. Et j'ai soudainement réalisé que beaucoup de mes problèmes et de ma paranoïa étaient provoqués par ma consommation de drogue. Ma consommation constante de marijuana et d'alcool avait contribué à construire une réalité dont certains aspects sont valables... mais qui est fausse en général. On fait des montagnes de tout et n'importe quoi... et au final, j'étais tellement occupé à faire des choses dangereuses psychologiquement parlant pour moi que j'avais énormément de mal à m'investir dans les choses qui donnent du plaisir en général dans l'existence. Par exemple, c'est ma première tournée promotionnelle depuis cette époque, et l'autre jour j'étais assis et je me suis dit : « Quel est ce sentiment étrange... je crois que je suis heureux ».
Cosmic Camel Clash : « Que c'est bizarre ! »
Devin Townsend : Ouais ! Et j'ai soudainement réalisé que ce que je fais pour gagner ma vie est précisément ce en quoi je suis doué. C'est l'éclate d'être capable de créer de la musique, il y a beaucoup de gens qui adoreraient faire ce que je fais, qui adoreraient être en train de vous parler en ce moment plutôt que de travailler dans un centre commercial.
J'ai passé des années à dépenser une somme d'énergie folle à combattre ça au lieu de voir le verre à moitié plein. Je dépensais toute mon énergie à me concentrer sur les aspects négatifs des gens autour de moi, et par conséquent tout le monde devenait une menace potentielle. Puis, je suis arrivé à la conclusion qu'il y avait beaucoup de choses dans ma propre personnalité qui étaient négatives, donc si les gens se concentraient sur ces choses uniquement, quelle allait être leur perception de moi ? Du coup, je me suis dit qu'il était temps que je me concentre sur le côté positif des choses, des gens autour de moi et de moi-même. Et une fois que j'ai commencé à faire ça je me suis dit : « Mec, tu as vraiment de la chance. Tu n'as pas le cancer, tu parles à des journalistes qui te posent des questions... Bon, certaines des ces questions peuvent être intrusives, mais tu pourrais être en train de ramasser de la merde dans une étable avec une pelle.». Ce qui est étrange, c'est à quel point c'était évident. Dès que j'ai arrêté de boire et de fumer de l'herbe, je me suis dit que j'avais également eu de la chance en trouvant la force de le faire, car j'adore jouer de la musique.
Et je me suis rendu compte une fois sobre que j'adore aussi parler de la musique que j'écris car je suis dans une optique où j'ai confiance en moi et où je suis à l'aise. Si j'avais tellement de mal à me sentir bien en interview auparavant, c'est parce qu'une énorme part de la musique que j'écrivais à l'époque provenait de ma peur et de ma paranoïa. Et en parler me replongeait dans ce qui m'avait terrifié à la base donc je ne voulais pas. Je ne voulais pas me dire que j'avais créé ça.
Cosmic Camel Clash : Ok…
Devin Townsend : Depuis, j'ai compris que ce que je fais musicalement est une réaction à ma vie. Je ne me suis jamais dit : « Un jour je vais faire un disque à propos d'une marionnette qui sera un récit métaphorique du fait que j'arrête la drogue ». Je ne m'étais pas non plus dit il y a trois ans que j'allais faire un disque comme « Ki ». et durant l'écriture d'« Alien », je ne me disais pas que j'écrivais un album basé sur la paranoïa. Ce n'étaient que des réactions à ce qui me stimulait à l'époque, donc quand j'ai fait disparaître de ma vie les choses qui provoquaient mon mal-être, je me suis mis à écrire sur des choses qui m'intéressent.
Du coup, avoir l'occasion de discuter de ce qui m'intéresse... ben c'est génial, vraiment. Le fait qu'il y ait des gens qui veulent me demander des choses à propos de ce que je fais, même d'une manière intrusive parfois... aujourd'hui je leur dis : « Allez-y, je vous attends ! ». Il y a des tonnes de choses dont j'ai envie de parler, j'ai plein de trucs à dire. Et honnêtement, ces quatre albums que je suis en train de faire m'apparaissent comme une manière de clarifier des choses dont je n'étais pas certain moi-même.
Donc, quand on m'interrogeait à leur propos, en particulier quand j'étais stone... ma réaction était : « Je ne veux pas penser à ça, ne me pose pas de questions sur ça sinon je vais être obligé d'y faire face. ». Et ces dernières années, j'ai justement passé mon temps à ça : faire face. Encore et encore et encore… Et à chaque fois, je me suis rendu compte que les ombres que projetaient ces choses étaient plus effrayantes que les choses elles-mêmes.
Cosmic Camel Clash : J'ai lu l'interview questions-réponses que tu as publiée sur ta page myspace, donc je savais que tu avais arrêté les stupéfiants. Quel a été l'évènement dans ta vie qui t'a fait prendre cette décision ?
Devin Townsend : Qu'est-ce qui m'a fait arrêter ? Mmh... une question que vous m'avez posée la dernière fois m'est restée, celle concernant les similitudes entre le fonctionnement de l'artiste et celui du serial-killer dans leur côté compulsif. Cette question m'a fait peur lors de notre dernière interview, je me rappelle avoir pensé : « Je ne veux pas répondre à ça. » (Ndr : Devin avait été effectivement complètement bloqué, obligeant par son silence à passer à la question suivante... d'où son absence dans l'interview publiée). Et c'était parce que ça entrait en résonance avec un élément de ma vie, il y avait des gens dans mon entourage qui étaient associés à l'acte de tuer autrui. Sur le moment, je n'ai pas réalisé que c'était pour ça que j'avais réagi de cette manière, que c'était parce que je ne voulais pas faire face à cette réalité.
Je pense que l'idée d'arrêter la drogue est une conséquence du fait qu'aujourd'hui que j'ai un fils ça ne me rend pas service d'avoir peur des choses, en particulier des choses qui font partie de ma vie ou de la réalité. Il y a toujours une motivation : est-ce que les humains sont cruels les uns envers les autres, maléfiques par nature ? Ou est-ce une chose qui s'apprend ? Et si c'est une chose qui s'apprend, c'est basé en grande partie sur les expériences infantiles... donc comment éviter d'augmenter la population de connards de la planète ? On a cette opportunité en apprenant à nos enfants à ne pas être des connards. Et je pense qu'une des manières d'y arriver est d'être plus fort que ce qu'on veut être, et pour moi de faire face aux choses qui m'ont toujours foutu la trouille. En gros, j'en suis arrivé à réaliser que quand je me défonce ça me plonge dans un état de peur. Donc, si je ne voulais plus avoir peur, je ne devais plus me défoncer.
Struck : A la fin de cette interview, nous avions conclu qu'il était vital que tu restes au lit pendant six mois. Tu l'as fait ?
Devin Townsend : Je pense que ça a plus été un an, en fait. (Rire général)
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Struck : Tu as également complètement changé d'apparence. Est-ce une conséquence de ton état d'esprit différent actuel, ou est-ce juste une coïncidence ?
Devin Townsend : Mmh... J’ai eu des dreadlocks sur un crâne chauve trois fois de suite : j'avais des dreads jusqu'au moment où je ne les supportais plus, et du coup je me rasais le crâne. Et la dernière fois que je l'ai fait, quand j'ai rasé les dreads que j'avais quand on s'est vu pour la dernière fois... elles étaient incroyablement dégoûtantes. Elles puaient la merde, elles étaient couvertes de mucus, je ne les lavais plus car elles me faisaient mal, mon cuir chevelu saignait, il y avait des insectes dedans...
J'ai vu une vidéo de moi et je me suis dit que mes problèmes de confiance en moi venait probablement du fait que ma perception de moi-même était celle-là : « Voilà comment tu te vois : tu es un clown chauve et gras avec des dents pourries. Donc, que vas-tu faire pour changer ça ? Est-ce que c'est cette image que tu veux projeter ? Pourquoi envoies-tu ce message aux gens qui s'intéressent à ta musique ? ». Et en y réfléchissant, je me suis dit que c'était parce que je voulais les maintenir à distance. Que je ne voulais pas prendre le risque que les gens sachent que je ne suis peut-être pas si hardcore, peut-être pas incroyablement intelligent... que je suis une personne plutôt normale en fait. Ça faisait si longtemps que je mettais en avant une fausse personnalité que j'ai représenté via Ziltoïd, ce trip du savant fou... c'était la manière dont je me mettais en scène et ce n'était pas la réalité. Et je me suis demandé qui j'essayais de berner vu que les gens qui me connaissent savent que ce personnage n'est pas moi.
Cosmic Camel Clash : Tu avais créé cette image du scientifique dérangé à l'époque de « Physicist », non ? C'est à cette époque que je me rappelle avoir vu les premières photos de toi avec cette coupe à la Doc dans Retour vers le futur.
Devin Townsend : Ouais... Il faut jouer avec les cartes qu'on a. Quand j'ai commencé à devenir chauve ça m'a fait me sentir très mal. Je me suis dit : « Oh mon dieu...»
Cosmic Camel Clash : «... je perds mes cheveux !»
Devin Townsend : Voilà ! Et je me suis demandé : « Qu'est-ce que je peux faire, quelle coupe je peux avoir...? Ben je vais les avoir longs, tiens. Prenez ça dans la gueule, vous tous ! Je ne vais pas seulement être chauve, je vais mettre ma calvitie en scène.». Après un certain temps je me suis rendu compte que je ne me sentais plus vraiment mal à ce sujet. Je ne suis pas dingue, donc pourquoi je passais mon temps à faire semblant de l'être ? Au bout d'un moment mon identité risquait d'être tellement fondée là-dessus que si je décidais de faire quelque chose de plus subtil, personne n'allait l'accepter. Et je pense que mon challenge aujourd'hui c'est qu'il va falloir pas mal de temps pour que les gens acceptent que je ne suis plus ce personnage qu'ils ont connu. Pour en revenir à l'idée de transparence, ma démarche aujourd'hui est de donner des interviews dans lesquelles je suis clair, dans lesquelles j'admets : « J'ai fait ça pour telle raison. ».
Struck : Justement pourrait-on dire que ces quatre albums et les interviews que tu donnes en ce moment sont une forme de thérapie ?
Devin Townsend : Je pense aujourd'hui que tous les albums que j'ai réalisés ont joué un rôle de thérapie d'une manière ou d'une autre... mais je dois dire que je ne regrette rien de ce que j'ai fait, y compris les choses stupides. J'ai fait des trucs incroyablement stupides, mais les regretter n'est qu'un gaspillage d'énergie car ça ne change rien au fait qu'il faut les assumer. On doit payer chaque décision qu'on prend.
Aujourd'hui, je peux utiliser ces quatre albums non pas comme un moyen de réparer un tort quelconque, mais comme un moyen de clarifier là où je voulais en venir. J'ai été honnête à 100% dans tout ce que j'ai fait, mais dans certains disques, cette honnêteté venait d'un esprit sous influence, maintenu dans l'illusion. Du coup, l'intention a été parfois mal interprétée à cause de la manière dont je réagissais à l'époque. Donc, ces quatre albums, tous les quatre... représentent d'une certaine manière une époque. « Deconstruction », le troisième album, est représentatif du côté complexe de mon monde musical, comme « Alien » ou « Ziltoid ». Ce que je voulais faire avec ces deux disques a été (Silence)... déformé, d'une certaine façon, à la fin du processus. Car à la fin du processus, j'ai commencé à avoir peur et j'ai été incapable de définir cette musique compliquée via autre chose que le chaos. Donc quand je sortirai cet album compliqué-là, je pourrai dire : « Voilà, c'est comme ça que c'était censé sonner. ». La musique compliquée n'est pas dangereuse en elle-même, c'est quand on l'autorise à prendre le dessus sur ce qu'on a de meilleur que ça devient dangereux.
Pour le reste de la musique, comme celle du deuxième disque qui est d'obédience plus pop et commerciale... elle sert à clarifier le fait que je m'intéresse à des tonnes de musique différentes. Mais, je me suis mis moi-même le dos au mur en m'enfermant dans ce personnage du savant fou, et c'est devenu très dur d'en sortir et de dire aux gens : « Hey, tu sais quoi ? J'aime vraiment Enya. J'aime vraiment Tiësto. J'aime vraiment le bluegrass, et j'aime vraiment les Vengaboys. Je sais bien que ce n'est pas cool, mais que veux-tu que j'y fasse ? J'aime vraiment ça ! »..
Struck : Ben oui !
Devin Townsend : J'ai passé ma vie entière à ne pas être cool, puis Strapping Young Lad a commencé à avoir un certain succès et je suis devenu accro à ce statut de type cool qui m'est soudainement tombé dessus. « Je suis cool ! Comment je peux faire pour le rester ? Ah, je dois me faire du mal ? Ok ! Il faut que je sois fou ? Attends, je vais me mettre à me défoncer car si je ne fais pas un truc dingue, je ne vais plus faire partie de ta bande. ». Mais, je me suis rendu compte que quoi que je fasse, je ne faisais jamais vraiment partie de la bande car je finissais toujours par dire un truc qui craignait.
J'ai tourné avec des tonnes de groupes de métal et pour reprendre une analogie que j'utilise souvent, j'ai toujours été un chat. Et si on tourne avec une meute de chiens, on peut mettre un masque de chien... on finira par se faire griller quand même et on sera toujours un intrus. D'un autre côté, si on se retrouve dans un groupe de chats, on n'est plus qu'un individu perdu parmi d'autres. Résultat: tant qu'on n'est pas au clair sur qui on est on se sent toujours mal, et on se pose toujours les mêmes questions concernant les choses qu'on fait naturellement. Donc, ces quatre albums sont ma manière de dire : « Si ce que j'ai pu faire par le passé t'a suffisamment intéressé pour que tu te poses la question... sache que je ne suis pas fou. Tout ça venait d'un manque de confiance en moi et d'un sentiment de confusion. ».
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Cosmic Camel Clash : En parlant de la musique de « Ki », tu pars toujours de cette base ambient et easy-listening, puis tu laisses la colère et la folie monter graduellement... mais tu ne les laisses jamais prendre le dessus (Ndlr : Il acquiesce). Est-ce parce que cette musique est l'expression du contrôle que tu exerces désormais sur ta vie ?
Devin Townsend : Absolument, merci. Absolument. Et à chaque fois que tout ça était sur le point de prendre le contrôle, je me suis dit que je ne pouvais pas l'autoriser. Je pense que la folie et le bonheur relèvent d'un choix chez certaines personnes. Pas chez tout le monde, mais chez moi oui. Et s'autoriser à être fou présente une dimension émotionnelle très gratifiante pour certains car quand tu es cinglé personne n'ose te contredire. Du coup, tu as toujours raison...
Cosmic Camel Clash : … et tu n'as jamais à assumer la responsabilité de tes actes.
Devin Townsend : Exactement. D'où le fait que j'affirme haut et fort que je suis responsable de tout ce que j'ai fait, y compris de beaucoup de choses que j'ai faites par le passé qui étaient irresponsables. Qu'est-ce que je devrais faire, plaider l'ignorance ? Je ne peux pas. Je ne le ferai pas. Je n'étais pas ignorant, c'est bien moi qui ai fait tout ça.
A ce point, je dois être franc quelles que soient les conséquences, car j'avais des raisons d'agir. Que ces raisons étaient légitimes ou pas ne compte pas vraiment, car aujourd'hui, je suis engagé dans un processus où je retrouve confiance en moi. Et si pour ça je dois clarifier des choses que je ne peux de toute façon pas effacer... et bien au moins, maintenant, elles sont claires.
Toute l'idée derrière « Ki » est : « Non, ne cède pas à la fureur. ». Quand on est furieux personne n'ose te contredire... jusqu'au moment où tu tombes sur quelqu'un qui ose, qui te dit : « Tu fais peut-être peur aux autres, mais pas à moi. Alors ferme-la. »... et là tu es coincé car en réalité tu n'es pas aussi fort que tu veux le laisser croire. Et quand ça t'arrive, tu te dis que tu viens de te faire percer à jour et c'est embarrassant. Tu te rends compte que cette façade du mec qui pète les plombs était juste l'expression d'une inaptitude à te contrôler doublée d'une volonté de contrôler ton entourage en t'autorisant à... (Silence). J'imagine que d'une certaine façon Strapping Young Lad était pour moi une façon de maintenir les gens à distance en reflétant cette colère et ce chaos. C'est comme à la fin du Magicien d'Oz, je ne sais pas si vous avez vu le film : les personnages se retrouvent face au magicien, c'est cette énorme masse avec une voix tonitruante... mais derrière il n'y a qu'un petit homme effrayé assis devant un ordinateur.
Struck : Oui, exact…
Devin Townsend : Je pense que cette analogie est très pertinente. Quand j'ai rencontré des gens qui ont voulu savoir si j'étais vraiment ce « magicien » et ont découvert qu'en fait non, l'embarras qu'a provoqué chez moi le fait d'être mis à nu a été insupportable. Soudainement j'ai eu l'impression d'être faux et que tout ce que j'avais fait était faux. Et ça a donné vie à Ziltoïd, il était censé représenter cette fausseté. Mais, que ce soit clair : aussi frauduleuse qu'a pu être ma posture au moment des faits, j'étais totalement honnête par rapport à qui je pensais être.
Et en dernière analyse, j'ai vraiment confiance dans le fait de pouvoir dire des quatre albums qui sont en train d'être faits : « Voilà exactement comment ça s'est passé, et c'était censé se passer comme ça. ». J'adorerais pouvoir te dire que je suis un écorché, j'adorerais pouvoir te dire que je suis un génie... mais ce n'est pas le cas. Je suis juste moi ; je suis doué dans certains domaines et je suis vraiment nul dans d'autres. Tout un chacun a des domaines dans lesquels il excelle et des domaines dans lesquels il est vraiment mauvais. Sauf que quand on est un musicien et qu'on se retrouve exposé au public, les gens ont du mal à accepter qu'on doive parfois prendre le volant de son break pour aller acheter du lait.
Pour en revenir à l'histoire des cheveux, je me rappelle très bien m'être levé une fois en pleine nuit car il fallait acheter des couches et du lait. J'arrive dans le magasin avec cette coupe de cheveux cinglée qui pue, je commence à parler avec le pharmacien, je suis super concentré... et le mec me regarde effaré puis me demande : « Pourquoi vous avez ça sur la tête ? ». Je réponds que je fais partie d'un groupe et qu'il y a une certaine image que je suis obligé d'entretenir... et au moment où je dis ça je pense : « Attends, je suis vraiment obligé ? Si mon but est d'être franc, pourquoi je me cache derrière ça ? ». Donc...
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Struck : Vu le contexte, est-ce que tu ressens une pression particulière concernant la sortie de « Ki » ?
Devin Townsend : Ça a été le cas à un moment donné. J'ai eu peur qu'après tout ce temps, les fans de l'image que je m'étais crée refusent d'accepter la manière dont je chante et dont je joue de la guitare naturellement. Voire se sentent menacés dans une certaine mesure. Dans cette optique, l'idée de sortir ce disque m'a effectivement donné quelques palpitations. Du coup, quand j'en étais aux derniers stades de la création de l'album je me suis mis à avoir des doutes sans arrêt. Je me disais qu'il n'était pas assez heavy, donc j'ai écrit une poignée de chansons heavy à la dernière minute et je les ai ajoutées à l'album deux jours avant la date limite. Puis, je m'assieds sur mon canapé et je me dis : « Allez, c'est dans la boîte, écoutons tout ça. » : la première chanson est très belle, la suivante me plaît beaucoup, je la trouve intelligente... puis une chanson dont la seule raison d'être est de dire « Hey, je suis un dur à cuire.» débarque et je me rends compte que je n'ai qu'une hâte, c'est qu'elle se termine. Ce n'est pas que je n'aime pas la chanson, c'est juste qu'elle n'est pas à sa place. Du coup j'ai dû les virer, elle et ses semblables, après avoir passé une semaine et demie à les peaufiner.
De la même manière, j'ai toujours travaillé la batterie selon un processus précis : une fois les parties enregistrées je les découpe en morceaux, j'isole chaque élément, je rajoute des triggers et des samples, je les bidouille, je les rends parfaites. Le batteur qui joue sur « Ki » est un homme d'une soixantaine d'années très branché feeling, et j'ai fait la même chose avec ses parties. Je les ai découpées, j'ai passé énormément de temps dessus... pendant une semaine au total je n'ai fait que de la post-prod de batterie. J'ai ajouté des samples : une énorme caisse claire à la Def Leppard, une grosse caisse Metallica, etc... puis je me suis dis que j'allais fêter ça. Je me suis fait chauffer une pizza et j'ai écouté mon boulot. C'était de la merde. Tout ce qui était important dans la musique avait été annihilé par ce travail.
Cosmic Camel Clash : Ca avait perdu son sens.
Devin Townsend : Oui. Et là je me suis dit : « Putain, je n'ai plus de temps devant moi. Je suis censé livrer cet album à une certaine date et je viens de gaspiller une semaine. Quel con ! ». Avec la semaine passée à pondre les chansons heavy supplémentaires, ça faisait deux semaines de gâchées.
De plus, j'ai toujours produit mes albums selon le principe du mur de son : un énorme tas compressé de trompettes, de chant, d'harmonies... et je me suis dit que personne n'allait accepter l'album si je ne faisais pas ça. Donc, j'ai encore passé une semaine à rajouter des murs d'harmonies, de claviers, des couches de samples, de chants d'oiseaux, d'effets sonores... tous mes vieux trucs. J'ai écouté ça et l'intention originale, cette transition que l'album était censé représenter, tout était perdu. Et ça faisait trois semaines foutues en l'air.
Donc, j'ai passé les tous derniers moments de la création de l'album à défaire tout ce que j'avais fait, et à revenir à ce que c'était censé être : simple. Le principe directeur derrière cette musique était la clarté, donc, pourquoi compliquer les choses ? Sauf que ces épreuves initiatiques apprises dans la douleur ont été frustrantes, comme ce n'est pas permis. J'ai atteint le point où il était six heures du mat, où j'étais mort de fatigue et où je hurlais pour les murs « Y'en a marre des épreuves initiatiques ! J'ai compris, ok ? Je suis désolé ! Je vais le faire, cet album simple ! ». Et du coup, quand j'ai enfin écouté l'album dans sa version épurée je l'ai trouvé parfait. C'était exactement ce que c'était censé être. Et au final, ça m'a pris un an et demi pour faire un album que j'aurais pu boucler en deux mois si j'avais suivi mon intuition première.
Cosmic Camel Clash : Il y a une guest féminine sur l'album, non ? Certaines voix sur « Heaven Send » ne te ressemblent pas du tout...
Devin Townsend : Oui, il y a une fille qui chante. Nos voix se complètent vraiment bien. Elle s'appelle Che et c'est vraiment quelqu'un de super. Elle apparaît ailleurs sur l'album : elle chante à la fin de « Trainfire » et sur « Gato ». « Heaven Send » est la chanson de l'album où j'ai autorisé la colère à s'exprimer, car je voulais pouvoir dire : « Assez !» et l'arrêter ensuite pour créer un temps de soulagement. A la fin de cette chanson, il y a d'autres invités : un jour où les gars de Soilwork et Darkane étaient à Vancouver je leur ai dit de passer au studio pour faire des backing sur le dernier refrain.
Struck : Est-ce que tu as eu le temps de composer quatre albums à cause des nuits sans sommeil qui accompagnent la vie du jeune père ?
Devin Townsend : C'est plutôt le contraire en fait. Quand je n'avais pas encore arrêté la picole et la fumette, je me mettais au boulot vers dix heures et demie du soir avec un verre de vin, un joint et un café, et je composais jusqu'à cinq heures du matin. Sans la marijuana, le vin et le café quand dix heures et demie sonnent je suis mort. Je suis au lit parce que le gamin sera réveillé à six heures du mat', lui.
L'écriture est donc devenu un processus contrôlé car je ne peux plus me dire : « Tiens, je composerais bien quelque chose aujourd'hui. » comme avant. Désormais, c'est devenu : « J'ai une heure mardi prochain durant laquelle je peux composer ». Du coup, ça m'oblige à filtrer et à ne composer que ce qui est réellement important. Quand j'ai l'occasion de bosser je ne peux plus déconner, jammer dans le vide, me défoncer un coup... non, non, non. Je suis dans un mode : « J'ai ça, ça, ça, ça et ça à faire. Ok. J'en fais une démo. Ok, quelle est la suite ? Je dois me faire un rack d'effets ? Ça y est, c'est fait. Je dois faire quoi maintenant ? Sortir la poubelle ? Ca y est, tâche suivante. ». Tu vois ce que je veux dire ?
Le truc c'est qu'il ma fallu un an pour reprendre pied musicalement quand j'ai arrêté la drogue. Je prenais une guitare et il ne se passait rien : mon processus créatif avait été tellement lié au fait de fumer que la guitare en tant qu'instrument s'était vidée de sa substance. Je me suis demandé si j'avais tout perdu, je me suis dit que je n'avais peut-être jamais eu de talent. Que mon identité musicale dans son ensemble était peut-être uniquement l'expression de ma consommation de drogue. Et je me suis dit : « Putain, mais qu'est-ce que je vais faire ? Je ne sais rien faire d'autre ! Je sais faire des hamburgers, mais ce n'est pas comme ça que je vais nourrir ma famille. Comment je vais payer les traites de ma voiture si je ne peux plus faire de musique sachant qu'il est hors de question que je replonge dans la drogue ? Qu'est-ce que je vais faire ? ». Du coup, j'ai produit quelques albums d'autres groupes, c'était un boulot difficile mais je m'en suis sorti.
Si j'ai enfin fini par retrouver le besoin de créer, c'est lié à deux évènements. Le premier, c'est que je me suis énormément mis à jouer de la basse parce que l'instrument n'était pas connoté. Je joue de la basse depuis presque aussi longtemps que je joue de la guitare, mais je n'avais jamais joué de la basse défoncé car je ne l'utilise pas pour composer. Quand je m'y suis remis, il s'est passé quelque chose... J'ai fait un album intitulé « Hummer » qui est entièrement composé de basses fréquences, et d'un seul coup, je me suis mis à penser en terme de basse. C'était la clé pour entrer dans les vibrations graves et l'instrument m'a soudainement fasciné. Le fait de jouer avec mes doigts était important aussi car d'un seul coup je me suis retrouvé connecté à ces vibrations, et j'ai réalisé que ce qui fait souvent une bonne ligne de basse ce sont les espaces qu'on laisse...
Cosmic Camel Clash : ... entre les notes.
Devin Townsend : Oui. En partant de ça je me suis rendu compte qu'en tant que guitariste j'étais complètement bouffé par mon ego dans ce besoin de compétition (Ndlr : Il mime une main gauche qui galope sur un manche), et la basse m'a enseigné que ce que j'avais composé jusqu'à maintenant était également basé sur ce préjugé que j'avais concernant qui j'étais. Du coup, quand j'ai repris la guitare, je me suis dit que j'allais laisser tomber la disto, que j'allais prendre l'approche propre à la basse comme dynamique de création à la guitare, et soudainement de nouvelles idées ont commencé à éclore.
L'autre truc, c'est que je suis allé faire une retraite dans une réserve indienne à côté de Vancouver où on ne parle pas. L'idée c'est de fermer sa gueule pendant quelques jours. Au final, la personne avec qui je travaillais m'a demandé pourquoi je n'écrivais plus de musique, et j'ai répondu que je m'étais infligé tellement de dégâts émotionnels et spirituels qu'à chaque fois que j'allais prendre une guitare, ça allait me replonger dans ces problèmes que je n'avais pas encore réglés. Elle m'a alors dit : « Pourquoi ne te contentes-tu pas de te lancer, sans juger le résultat ? Sans te demander si c'est cool ou pas, sans te demander ce que d'autres en penseraient ? ». Du coup, je suis rentré chez moi et j'ai composé une chanson de techno. Puis une chanson de country. Puis une chanson de speed metal, puis une de death metal, puis une de pop, puis une de jazz... ça ne s'arrêtait plus. Et j'ai réalisé que je me suis reproché très longtemps de ne pas m'inscrire dans un genre particulier, mais que peut-être c'était justement ça l'idée. Peut-être que je ne m'inscris tout simplement pas dans un genre particulier... et si c'est effectivement le cas, pourquoi m'inquiéter et m'empêcher de composer tous ces trucs ? Donc, je me suis lancé et au final j'ai écrit soixante-cinq chansons, et sur le tas il y en a quarante-sept que j'adore.
Struck : Très rapidement, pour finir : quelle est la question qu'on t'a trop posée ?
Devin Townsend : Pour revenir au début de notre conversation, je pense que si une question revient sans cesse ça veut surtout dire que je n'ai pas répondu assez clairement.
Struck : Et quelle est la question que tu aimerais qu'on te pose ?
Devin Townsend : «Tu veux encore du thé ? »
Struck : Tu veux encore du thé ?
Devin Townsend : Non ça va, merci. (Rire général)
Un grand merci à Roger de Replica pour cette interview réalisée en partenariat avec :
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Plus d'informations sur https://devintownsendofficial.bandcamp.com