Il y a quelques mois de cela, je vous avais parlé de l'ouvrage Musicophilia d'Oliver Sacks. Dans cet ouvrage, cet éminent neurologue nous confiait ses retours d'expérience concernant les effets de la musique sur le cerveau et cela m'avait amené à m'interroger sur notre perception de la musique, exclusivement sur son aspect premier : l'harmonie.
Mais la musique n'est pas seulement harmonie. Personne ne me contredira lorsque je dis qu'écouter le même album dans sa voiture, avec éventuellement pour accompagnement supplémentaire les disputes de nos jolies petites têtes blondes à l'arrière, ne nous permet pas de le percevoir comme si on l'écoutait dans un auditorium équipé intégralement des technologies "dernier cri".
Personnellement, et je l'avais déjà exprimé en conclusion de ce précédent edito, j'ai du mal à comprendre la recherche du son ultime mais un idiot informé devenant de fait un idiot heureux, j'ai décidé de m'intéresser au sujet et vais donc, ce mois-ci, essayer de tirer là encore des pistes de réflexion sur notre perception, non plus seulement de la musique mais également de la qualité sonore qui la porte.
Jusqu'à l'arrivée des technologies de reproduction sonore, comment écoutait-on de la musique ?
Attention, je vais peut-être effrayer la plupart d'entre nous mais je pense bon de relativiser nos facilités d'accès à cet art en rappelant le parcours qu'était celui du féru de musique il y a quelques décennies à peine.
Avant l'arrivée du phonographe, l'écoute d'une oeuvre sonore passait d'abord par une phase d'information (rendue encore plus ardue par l'inexistence de la télévision et de la radio) afin de savoir où et quand allait se produire l'événement tant attendu : le concert.
Et je parle de concert au sens large du terme, le petit groupe folklorique du coin ou la prestation de pépé au coin du feu en faisant éventuellement partie pour peu que l'on apprécie le style.
Du moment que l'information était connue, le plaisir se réduisait à peu de choses :
- la qualité harmonique des compositions
- la qualité d'exécution des musiciens
- les qualités acoustiques des instruments et du lieu de représentation.
Or, jusqu'à une période récente, concernant les lieux de concert, la démarche était simple : des salles étaient réservées à cela et sinon, il y avait quantité de bâtiments religieux dont les acousticiens se demandent encore aujourd'hui comme diantre des ingénieurs sans aucune compétence acoustique ont pu concevoir "par hasard" des bâtiments avec de telles qualités.
Puis est arrivée madame la fée électricité avec ses petites ailes dans le dos qui ont permis de donner également un nouvel envol à l'art musical (admirez en passant l'effet de style particulièrement téléphoné et mièvre, c'est juste au cas où le Rédac chef d'un journal à scandale passerait par là, histoire de lui montrer que je peux postuler chez lui, même si je n'en ai pas envie).
Reprenons donc : madame la fée électricité arrive avec ses petites ailes dans le dos, des ingénieurs lui trouvent un tas d'applications pratiques, dont l'une nous intéresse particulièrement : la reproduction sonore.
Au début, c'est pas simple : on met une galette de cire sur un appareil avec une grosse aiguille et, derrière criiiii criiiiii crac criiicr, on entend péniblement Gilberte égosiller un "je t'attendrai, toi qui vis dans tes tranchées, espérant que tu ne finisses pas en steak haché..." etc, etc...
Tout le monde s'extasie : Gilberte est dans l'appareil et on peut l'emmener partout, elle ne se lasse jamais de chanter l'éloignement de son soldat, c'est beau, on en pleure dans les chaumières.
La technologie s'envole (elle aussi).
Après avoir appliqué l'électricité à la reproduction sonore, on l'applique aux instruments : guitares électriques, claviers électriques, micros, batteries électriques et tout le tintouin... on découvre de nouveaux sons pour le plaisir des plus jeunes d'entre nous et pour le malheur des anciens dont les sonotones explosent régulièrement.
Enfin, dernière application : l'homme crée des sons artificiels inconnus jusqu'alors, arrive à reproduire des sons naturels puis pousse le luxe jusqu'à la production parfaite : celle qui, en plus de nous donner accès à un son parfait de chaque note, intègre des dimensions parfois mystiques, comme cette démarche consistant à donner de l'importance aux sons inaudibles par l'oreille humaine mais ressentis par tout son être quand même.
Du coup, au gré de mes pérégrinations, je suis dans l'obligation de constater que la musique a en quelque sorte muté : la qualité d'une composition ne suffit plus, la qualité des instrumentistes non plus.
Au point que certains musiciens travaillent plus sur les ambiances sonores de leurs albums que sur le travail harmonique en lui-même. Je me souviens encore de la sortie d'un album de Sylvan, faisant l'unanimité au sein de la rédaction de Music Waves, et pour lequel j'avais demandé sur notre forum d'où pouvait venir cet engouement, tant la qualité des compositions me semblait tout juste moyenne. La réponse qui m'avait été faite était la suivante : "le travail sur le son est incroyable, c'est poignant à en pleurer". Moi qui écoutais cet album sur un vulgaire baladeur dans le métro, je ne pouvais évidemment pas saisir cette dimension.
Arrivé chez moi, je l'avais écouté sur un bon 5.1 pour m'apercevoir avec ravissement de l'ampleur du travail effectué.
Mais malgré cela, ça ne valait pas pour moi un bon Deep Purple de 1971 enregistré à la va-vite dans un hôtel en flammes ! (effet de style, encore, hein : les mecs n'ont pas enregistré par 2 000° à l'ombre, je vous le confirme).
Que recherchent donc nos férus de musique aujourd'hui ?
Hormis le moment d'extase engendré par une montée en puissance jugée sensationnelle dans un contexte musical, le mélomane cherche également la vibration de tout son être.
Le mp3, tant décrié pour ses capacités à faire proliférer le piratage, est relégué au rang de brouillon permettant juste de se faire une petite idée. Il y a 30 ans, l'adolescent que j'étais passait des heures chez son disquaire pour écouter au casque un tas d'albums (sous le regard exaspéré de la tenancière qui espérait bien qu'il allait finir par le cracher, son billet de 50 francs). Maintenant, l'adolescent reste chez lui et télécharge pour faire son marché. Et quand il a trouvé ce qu'il veut, il le grave et le passe sur la chaîne dernier cri de son papa. Et constatant que la vibration n'y est pas, il se fait offrir l'objet à son anniversaire pour avoir LE son.
Et toute la technologie récente est mise à contribution : j'ai connu des personnes capables de courir tout Paris pour avoir les câbles connexion plaqué Or ou des platines CD avec systèmes anti-vibration (ne riez pas, j'ai ri aussi au départ mais maintenant j'ai compris) pour avoir LE son ; j'ai halluciné en arrivant chez un ami qui avait payé 14 000 € chacune de ses enceintes, avant qu'il ne me cloue au fauteuil en insérant dans la platine le Flower Power des Flower Kings que je connaissais par coeur mais n'avais jamais entendu comme ça... et vous avez tous des exemples, j'en suis certain, autour de vous.
Ainsi donc, il est facile et somme toute compréhensible de se gausser de ces "doux dingues" qui dépensent des fortunes pour la technologie leur permettant d'accéder au son ultime mais, comme dans tout domaine, il s'agit simplement d'une question de priorité.
Ne pas comprendre que l'on puisse dépenser des sommes folles afin de profiter de toutes les composantes du spectre sonore, je peux l'admettre car chacun a ses priorités dans la vie.
En revanche, une chose est indiscutable : l'expérience du son ultime est une expérience dont on ressort différent, en ayant compris que la musique a atteint une autre dimension depuis que la technologie a permis de traiter son aspect acoustique au même titre que son aspect harmonique.
Durant des siècles, la musique a eu besoin de compositeurs et d'instrumentistes.
Si rien n'enlève le plaisir issu de la simple harmonie et rythmique d'une composition, ainsi que le talent d'exécution de ses interprêtes, il est indubitable que la musique a désormais besoin de techniciens et d'ingénieurs travaillant à son service.
L'art est immatériel, certes, il n'en a pas moins une dimension technologique qui contribue désormais autant à son évolution que les idées des créatifs.
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