Avec un nom comme The Dustman Dilemma et un premier album intitulé "First Trip To The Roaring Plains", on s'attendrait plutôt à un groupe d'américains barbus nous assénant de bons vieux rocks sudistes ou à de rugueux australiens nous réchauffant les oreilles d'un bon hard rock de derrière les fagots. Que nenni, The Dustman Dilemma est un quintette caennais plutôt versé dans le jazz rock.
J'en vois déjà qui fronce le nez. Le jazz rock, c'est bien cette musique échevelée, mal construite, pleine de dissonances et d'improvisations stridentes, de mesures impaires, un truc de musicos qui confondent virtuosité et musicalité, cérébralité et plaisir ? Oui, parfois c'est un peu ça, le jazz rock recèle des pièges qui se referment impitoyablement sur les malheureux musiciens qui s'y égarent, les faisant sombrer dans la confidentialité de leur cénacle de copains. Mais c'est aussi pour les plus habiles de vastes territoires inexplorés, énigmatiques et envoutants, des terrains de jeux infinis où la dextérité fusionne avec l'expérimental pour procréer des œuvres tortueuses et écorchées propres à séduire pour l'éternité l'amateur de musique complexe. Et sans conteste, The Dustman Dilemma appartient plutôt à cette seconde catégorie.
Les deux premiers titres, enchaînés l'un à l'autre pour n'en faire qu'un, délivre un jazz rock pure souche, avec cassure de rythmes, tempo fiévreux, instruments à la limite du discordant, mélodies syncopées et répétitives, parfois stroboscopiques. A mi-chemin entre thèmes harmonieux et délires free avec des instruments qui prennent par moment un galop irréfréné. Placés en début d'album pour chauffer l'auditeur, ils sont fort astucieusement suivis d'autres morceaux qui vont casser la cadence et permettre à l'auditeur de reprendre son souffle.
'Encounter With Solitude', 'Where You've Always Been Living' et 'Glance Behind', tout en conservant des espaces moindres à l'improvisation et aux stridences, s'appuient sur des mélodies évolutives par palier, aux transitions intelligentes (on n'a jamais l'impression de sauter du coq à l'âne), jouant sur les crescendos/decrescendos et installant des atmosphères un peu sombres. Mention spéciale au dernier titre, tout en finesse, tirant admirablement partie de toute une palette de nuances. Enfin, 'Discovery Of The Wondering Clouds People' est d'un abord plus délicat, beaucoup plus expérimental. Le titre, coupé en 4 parties, commence par des sons diffus et minimalistes avant de s'ouvrir sur une mélodie squelettique guitare/sax. Viennent ensuite des tentatives infructueuses de la part de tous les instruments à lancer une mélodie avant que n'arrive enfin la résolution sous forme d'un chant sombre et inquiétant. Complexe mais pas rébarbatif.
Un mot sur le chant. Utilisé avec parcimonie, il pourra surprendre par sa tonalité grave et méprisante, coincée quelque part entre Lou Reed, Alice Cooper et Brian Eno, ressemblant par certains côtés aux chants que les marins entonnent pour se donner du courage, quelque chose d'à la fois triste, tendre et viril. Tous les musiciens sont impeccables, la production mettant admirablement en valeur la musique qu'ils interprètent : le son de chaque instrument est clair, le mixage évitant la prédominance d'un instrument par rapport aux autres.
Si The Dustman Dilemma n'a pas choisi un style facile, il arrive à faire preuve d'originalité et de diversité sans lassitude, use sans abuser des dissonances et improvisations. La musique est construite et instaure des climats souvent sombres sans être oppressants. Homogène et diversifié, "First Trip To The Roaring Plains" est un premier voyage pleinement réussi.