Qui a dit que le blues pur ne s'exprimait qu'uniquement dans le delta poisseux du Mississippi? La Somme a pourtant ses réserves naturelles, ses tourbières et autres marais ! Car voici venir dans le crépuscule de la Picardie, Sleeping Village Orchestra, qui emprunte une partie de son patronyme à une chanson de Black Sabbath (dont l'introduction acoustique semble servir ici d'inspiration).
Ce nouveau groupe, formé en 2010, nous convie à un étrange repas, le dernier sur terre, rappelant la Cène. D'autres clins d'oeil à la ''Génèse'' parsèment l'album. L'album débute par un 'Heaven is no good', en écho au péché originel, qui se révèle péché capital : la soif de connaissance est dûe à l'ennui des papilles et de la panse d'Adam. 'Animals' pourrait faire référence à l'arche de Noé tandis qu'une autre chanson, 'Killing Road' fait clairement référence à un Caïn moderne et détaché, qui déclame 'I killed the president and everybody panic'. On pourrait parler d'album concept, mais il serait faux d'inscrire ''The last meal on earth'' dans une sorte de réecriture blues de la Bible. Cette dernière sert juste de hors d'oeuvre au plat principal qui est paradoxalement la faim. La faim, dans sa dimension érotique, ouvrant la voie aux désirs cannibales (l'introduction d' 'Order' nous rappelle le son de couteaux qu'on aiguise pour découper une tendre victime)...
Le groupe délaisse la langue de Montherlant pour chanter du blues dans le texte, ce qui pourrait pour deux raisons s'avérer dangereux. En effet, premièrement, l'accent français est automatiquement identifiable et jamais maîtrisé (ce qui fait se gausser toute l'Europe). Et pourtant ici, l'accent français parvient à créer une ambiance irréelle, entre fantaisie et folie ('Broken Pie' pourrait être chanté dans un cabaret noir) quitte à posséder un rôle fonctionnel, permettant de lier des sonorités pourtant éloignées (sur cette même piste, le chanteur fait rimer alcool et hole). Deuxièmement, les textes en anglais écrits par des français comporteront toujours une perte d'intensité originelle dans le passage d'une langue l'autre. Mais à nouveau, ce défaut hypothétique est neutralisé ici. Les textes minimalistes se conjuguent parfaitement avec une musique édulcorée basée sur l'association suprême de la basse et de la batterie ('Order') jugulant une énergie qui se laisse entrevoir mais qui n'éclate jamais ('Le mendiant', version blues du 'Bal des Lazes' de Michel Polnareff).
Entre cérémonie rituelle ('Baby lamb' et sa batterie tribale, 'Bufo Marinus' et son chant évoquant des incantations), meurtre sous contrôle (l'introduction de 'Killing Road' résonne comme des coups de feu, 'Order' et son lancinant ''I didn't want to scare you/I only did my job'') et finalement le regret post homicidium (le mélancolique 'Wendigo's Complaint', le Wendigo étant une créature surnaturelle et...cannibale dans la mythologie amérindienne, le très acoustique 'Le mendiant', qui transpire la mort passée et celle à venir dans une ultime invitation érotique, traduite par la chaleur de la guitare), 'The Last Meal on Earth' nous invite à un repas interdit dans lequel l'auditeur risque d'y laisser sa peau.
Essai transformé au delà de nos espérances pour ce jeune groupe qui fait preuve d'une grande qualité technique et d'un appétit précoce à la poésie. Gageons que la vie du groupe sera un festin où s'ouvriront tous les coeurs, où tous les vins couleront, pour paraphraser le poète aux semelles de vent. 'Peu importe l'histoire/L'essentiel est le repas'. (Source : Site internet de Sleeping Village Orchestra).