De loin, les routes de Arno Strobl et de Déhà n’auraient jamais dû se croiser, leur univers, aussi fou que rigolard et franchement inclassable pour le premier, sombre et torturé pour le second, arrimé autant au Black Metal (Yhdarl), au Doom (Slow) qu’au Grind, étant à des années-lumière l’un de l’autre. Encore qu’à y regarder de plus près, les deux musiciens ne sont pas sans points communs, artistes à l’inspiration géniale capable de transcender par leur seule présence n’importe quel projet et qu’unissent une même ouverture d’esprit, laquelle explique pourquoi Strobl a accepté la proposition de Déhà, qu’il ne connaissait pas.
Reste que l’étonnement réside peut-être moins dans le fond que dans la forme, laquelle épouse les contours dilatés d’une seule et unique composition s’étirant sur plus d’une demi heure, architecture peu surprenante pour le Belge que ce type de durée n’effraie pas, mais qui l’est beaucoup plus pour le Français dont l’attachement au format traditionnel ne s’est jamais démenti. Déjà réuni le temps d’un titre – et quel titre ! - pour le groupe de funeral doom death anglais, Eye Of Solitude, sur le EP "The Deceit", nous étions impatients d’écouter le fruit de cette copulation incongrue tout en nous demandant à quoi celle-ci allait pouvoir ressembler.
Contre toute attente et alors qu’il s’agit à la base d’une composition imaginée par le seul Déhà, l’œuvre réussit à fusionner les personnalités particulièrement fortes de ses deux protagonistes, évitant de fait le simple agrégat d’influences contradictoires. Coulant leur identité néanmoins reconnaissable dans un tout d’une grande unité, les deux compères accouchent d’une création jamais ennuyeuse car elle s’appuie sur une colonne vertébrale précise aux motifs récurrents où diverses parties se distinguent, s’emboîtant les unes aux autres.
Si accoucher d'un long titre n'est pas difficile en soi, composer un long et BON titre l'est bien entendu davantage, pari que les deux lascars remportent haut la main. Mais pouvait-il en être autrement avec ces deux-là ? D'une grande fluidité, 'Thoughscan' étend peu à peu sa toile, d'une richesse foisonnante et néanmoins limpide, pandémonium où se mêlent toutes sortes d'influences devant autant au death metal qu'au progressif voire au jazz.
Monumental, il est un édifice dont on ne perçoit tout d'abord pas vraiment la forme ni les contours. Ce n'est que très progressivement, par petites touches impressionnistes, que la réalité se fait jour, monstrueuse et tentaculaire. Si le chant clair est assuré par le seul Arno, lequel livre une performance comme toujours orgasmatique, les growls sont partagés, conférant à l'ensemble une palette vocale remarquable dans sa versatilité et dans sa folie, vicieuse et prolifératrice. Avec maestria, la composition alterne passages atmosphériques de toute beauté et accélérations brutales en une réjouissante ambivalence.
Arno Strobl et Déhà ont enfanté un monstre du genre qui fera date au même titre que le "Crimson" d'Edge Of Sanity, référence éternelle de ce type d'exercice. Il se dit même qu'ils pourraient déjà remettre le couvert, heureux de cette collaboration séminale. Espérons que cela soit vrai...