S'il est un reproche qu'on ne peut faire à King Crimson, c'est de se livrer à la facilité. Après avoir jeté la pierre angulaire du rock progressif avec le très apprécié "In The Court Of The Crimson King", le groupe s'est livré à de nombreuses expériences musicales et variations de style, appliquant à sa discographie cette progression et cette progressivité dont il était l'un des géniteurs. Perdant en chemin nombre de ses auditeurs de la première heure, déçus ou désorientés par l'hermétisme d'improvisations ou d'expérimentations de plus en plus présentes dans leur œuvre.
"Starless And Bible Black" ne réconciliera certainement pas ces derniers avec le groupe. La conception de cet album est des plus originales. Robert Fripp invente le "live in studio", décidant de créer un album studio à partir d'un matériel principalement issu de concerts joués en 1973 et 1974 et interprété sur scène avec l'intention de le retravailler pour le futur album. Les titres sélectionnés font alors l'objet d'un soigneux toilettage, toute trace de manifestations du public étant soigneusement gommée. Certains se voient compléter de parties enregistrées en studio, comme l'ajout de la voix de Wetton sur 'The Mincer' par exemple. Si certains titres ont été composés avant d'être joués ('Fracture'), la plupart sont de pures improvisations ('We'll Let You Know', 'Trio', 'The Mincer', 'Starless And Bible Black'). Enfin, l'album est complété par trois titres enregistrés intégralement en studio, qui ouvrent le bal ('The Great Deceiver', 'Lament' et 'The Night Watch' dont seule l'introduction est live).
A n'en pas douter, ces trois là sont les plus accessibles. Si 'The Great Deceiver' est un titre légèrement grinçant qui évolue de guingois, 'Lament' mélange le miel de sa première partie (la voix de Wetton et les volutes du violon de Cross) à l'acidulé de la seconde où basse, guitare et batterie montrent leur savoir-faire. Quant à 'The Night Watch', il s'agit d'une ballade-berceuse dont King Crimson a le secret, au charme imparable, admirablement chantée mezzo voce par Wetton, où la délicatesse de la mélodie s'allie aux entrées dynamiques de chaque instrument pour s'imbriquer merveilleusement dans un puzzle complexe. Brillant.
L'écoute des autres titres est plus exigeante. 'We'll Let You Know' et 'The Mincer' laissent perplexes, trop courts et impalpables pour laisser une quelconque impression. 'Starless and Bible Black' dispose, lui, du temps nécessaire pour développer une réelle progression. Débutant calmement, le morceau subit une montée crescendo jusqu'à un paroxysme qui retombe lentement dans une fausse quiétude avant de livrer un final où la guitare expire dans une mélodie triste sur roulement rageur de la batterie. Une improvisation construite et qui suit un fil conducteur, empêchant toute lassitude ou agacement pouvant être provoqué par ce genre d'exercice.
L'autre epic, 'Fracture', n'est pas issu d'une improvisation mais est bel et bien une composition authentique. Il est amusant de comparer ce titre au précédent et de voir à quel point la frontière est mince entre morceaux improvisés et composés. 'Trio' en est l'exemple inverse, tant il est difficile de croire que la pureté et le caractère mélodique de ce titre délicat, tournant autour du jeu du violon et de la guitare, sont improvisés.
King Crimson manie comme personne les ruptures de rythmes et les nuances, sa musique s'enflant et se réduisant à un filet sonore avec une aisance admirable. Ici, le plaisir est plus cérébral que viscéral. Si les thèmes mélodiques sont parfois mal définis, voire agaçants, la dextérité des musiciens, l'intelligence des entrées instrumentales, la complexité d'écriture, l'art de la nuance maîtrisée qui apporte toute la sensibilité et la vigueur à cet album forcent l'admiration et captivent l'intérêt du mélomane qui sommeille en chacun.