1972 voit un grand gaillard hirsute débarquer dans le bureau du découvreur de talents de Columbia: John Hammond. Il est accompagné par son manager, Mike Appel, dont le bagou fait tout d'abord mauvaise impression sur celui qui a déjà découvert Aretha Franklin et Bob Dylan. Heureusement, le bonhomme qui a déjà des années d'expérience sur les planches de son New Jersey natal, réussit à capter l'attention d'Hammond qui est justement à la recherche du nouveau Dylan. Il faut dire qu'avec sa guitare, sa voix puissante et éraillée, et ses paroles engagées, le jeune Bruce Springsteen a de quoi en imposer. Il affirmera d'ailleurs très rapidement son caractère en tenant tête à Hammond et Appel qui souhaiteront lui imposer un album uniquement composé de titres joués avec son groupe, alors que lui souhaite faire figurer plusieurs morceaux acoustiques. Il n'en placera finalement que deux face à l'intervention de Clive Davies, président de Columbia.
"Greetings From Asbury Park N.J", ainsi intitulé en hommage au New Jersey dont sont originaires celui qui n'est pas encore le Boss et la plupart de ses musiciens, sort donc en 1973. Et les Etats-Unis découvrent un personnage charismatique avec sa voix si particulière, son énergie sans limite et des convictions prêtes à déplacer des montagnes. Tout ceci n'est pas toujours bien maitrisé mais réussit cependant en nous embarquer tel un tourbillon imprévisible. Certaines musiques ayant été écrites après les paroles, il arrive parfois que le chant ressemble à un débit mal contrôlé ('Blinded By The Light'), enlevant une grande partie de l'efficacité de certains titres qui s'étirent un peu trop longtemps ('Mary Queen Of Arkansas'). Au contraire, d'autres chansons finissent sans crier gare dans une précipitation inattendue ('Does This Bus Stop At 82nd Street?' ou 'It's Hard To Be A Saint In The City').
Mais ces défauts s'oublient vite face à la qualité générale de l'ensemble et devant l'évidence de la découverte d'une personnalité forte et unique. Certains morceaux ont déjà la carrure de hits destinés à traverser les décennies. C'est le cas de 'Lost In The Flood', alliant mélodie et énergie et variant l'intensité de ses couplets et refrains pour une montée en puissance irrésistible, ou de 'Spirit In The Night', rock jazzy au refrain hyper accrocheur et aux interventions flamboyantes de Clarence Clemmons au saxophone. D'autres se font attachants malgré leurs défauts, comme 'Blinded By The Light', véritable bourrasque d'air pur, ou le plaintif 'Mary Queen Of Arkansas' dont la sincérité est finalement plus touchante que 'The Angel', exercice acoustique mieux maitrisé mais plus lisse.
S'il n'est pas un album incontournable, en dehors de son aspect historique, "Greetings From Asbury Park N.J." n'en est pas moins un beau témoignage des débuts d'une légende qui savait déjà quelles routes suivre et surtout quels chemins éviter. L'identité est déjà très affirmée et l'énergie qui en découle n'est pas encore complètement maitrisée, mais l'authenticité et le talent sont évidents et irrésistibles. Alors laissez-vous embarquer pour ce premier voyage en compagnie de Bruce Springsteen, même si ce dernier ne maitrise pas encore parfaitement son véhicule.