Sur le vaste terrain de jeu du rock progressif, se distinguent certaines figures majeures dont l'influence ne peut être démentie. Et puis légèrement en périphérie, se trouvent certains groupes fulgurants, convoyeurs de comètes discographiques. Gryphon est l'un d'eux, formé en 1971, après la rencontre entre Brian Gulland et Richard Harvey, tous deux élèves au Royal College of Music, autant passionnés par la musique élisabéthaine que par le rock. Cet étrange alliage leur permettra d'importer le tournebout ou cromorne (un type de basson) dans la musique rock.
Bien que le groupe ait développé son propre répertoire sur scène, l'enregistrement de cet album éponyme laisse la part belle aux reprises, avec au programme un joli panorama des musiques populaires anglaises ('Pastime with good company' a été écrite par un certain Henry VIII, roi d'Angleterre de 1509 à 1547). La fraicheur du basson et sa flûte virevoltante sur 'Kemp's Jig' nous amènerait directement dans un tableau riant de Bruegel l'Ancien. Le groupe se réapproprie cet héritage et loin d'en proposer une modernisation, adopte une voie acoustique qui transcende le cadre original en nous invitant à entendre moins des reprises qu'à découvrir des créations propres. Le groupe fait ainsi montre de syncrétisme sur 'Estampie', Brian Gulland y inclut des extraits inattendus de 'Chatanooga Tchoo Tchoo' et de 'Somewhere over the rainbow', tout en prenant plaisir à accélérer le tempo de cette danse.
Le groupe propose timidement quelques créations personnelles. La
première 'Touch and Go' repose sur son duo apaisant de guitare et flûte,
les deux jouant à contretemps mais sans nuire à l'harmonie
générale. Si 'Crossing the styles' se présente comme une transition
lumineuse à la guitare acoustique que le groupe saura plus tard inclure
dans des ensembles plus amples, c'est 'Juniper Suite', qui s'organise comme un laboratoire sonore, multipliant les atmosphères et les changements de rythme par l'apport de sa guitare lumineuse et son tournebout insistant.
Gryphon se distingue également par ces chansons comme la truculente mais funeste 'Three jolly butchers', qui conte le désarroi de Johnson, l'un des bouchers, qui pensant avoir sauvé une demoiselle en détresse, est finalement occis par cette dernière. La voix légèrement éraillée de Dave Oberlé apporte un peu de bagout en début de piste, mais elle sait se montrer grave et sentencieuse. C'est dans le même ton que la voix du batteur apporte une émotion tragique sur 'The Unquiet Grave' (l'interprétation de Joan Baez apparait a contrario comme un contresens total). Cette nouvelle version est l'oeuvre la plus progressive de l'album, sa partie centrale s'aventure dans des contrées froides et annonce avec son basson claudiquant, Univers Zéro.
L'album se clôt par une pochade. Comme si le Gryphon avait décidé de dire adieu à son coté léger pour se concentrer sur son prochain voyage culminant vers le soleil, avec un changement radical de vol.