Ange est le seul groupe à avoir survécu à la disparition du premier mouvement progressif des années 70. Il est temps de réhabiliter des formations oubliées, parfois plus aventureuses que leurs aînés. Après trois albums de bonne facture (produits par Jean-Michel Brezovar et Jean-Claude Pognant, les manitous d'Ange), le groupe orléanais Mona Lisa se lance un défi : ce sera le succès ou rien. Mais à une époque perturbée par l'insouciance punk, ce projet n'est-il pas déjà promis à l'échec?
Si le groupe affiche tout au long de sa discographie des similitudes avec Genesis (un clavier banksien, une batterie énergique, une guitare sentimentale et un chanteur affublé d'un masque en concert), Mona Lisa n'est pourtant pas un énième clone du groupe de Peter Gabriel, aperçu à travers la lorgnette d'Ange. La grande réussite de cet album repose tout d'abord sur les rapports étroits entre la composition musicale (de Jean-Luc Martin et Francis Poulet) et les textes soit chantés soit déclamés de Dominique Le Guennec. Ce dernier est capable d'interpréter vocalement différents personnages grâce à une diction aiguisée (la figure tragique du pilier de comptoir de 'Tripot', le prophète de la piste éponyme, l'homme blessé de 'Créature sur la steppe'), servi par des textes poétiques d'une rare ampleur, dont la théâtralité ne prend jamais d'accents excessifs. La musique apparaît tantôt comme la psyché du personnage (l'orgueil de Lena et l'explosion de joie du synthétiseur après la victoire hypothétique sur le diable), tantôt comme l'extériorisation de cette psyché (l'accouplement de la folie et de la mort sous la bienveillance de la trinité basse/batterie/synthétiseur dans 'La peste', la nostalgie lourde de 'Créature sur la steppe').
Deux morceaux s'expriment plus haut que les autres. Il s'agit tout d'abord de 'Souvenirs de naufrageur', qui relate l'imminence d'une tempête sur la pointe du Raz. L'introduction à la guitare contient une dose de menace qui est relayée par une basse quasi hard, tandis que la voix froide du chanteur plante le décor. Le tempo s'accélère jusqu'au naufrage inéluctable et la mort est magnifiée par un transcendant solo de guitare, tandis que les synthétiseurs imitent le bruit du ressac, devenu tombeau ouvert pour des marins en perdition. Quant à 'Créature sur la steppe', ce récit romantique post-apocalyptique révèle des velléités symphoniques pour un final enchanteur pour l'auditeur (grâce à l'apport du Mellotron et de ses claviers sous le signe de Tony Banks, malgré un break hard où la guitare s'en donne à coeur joie).
Malgré sa charpente solide, l'édifice de Mona Lisa passera inaperçu et Dominique Le Guennec quittera le groupe (qu'il retrouvera en fusionnant avec des membres de Versailles en 1998). Paradoxalement, l'album était en avance sur son temps et il aurait pu gagner une réputation de fleuron. L'écoute de cet album vous plongera au coeur de la tourmente d'une machine à remonter le temps progressif. Daignez jeter une oreille avant qu'il ne soit trop tard...