Décidément, Isildurs Bane aime tester la flexibilité de son auditoire. Après deux albums d'un progressif à l'ancienne, plutôt bucolique, le groupe s'était doté d'une section de cuivres lui donnant un faux air de brass band sur les deux disques suivants. Sur leur cinquième album, les suédois abandonnent le clinquant un peu tape-à-l'œil de leurs dernières productions pour s'adonner à une musique classico-impressionniste d'une toute autre finesse.
Le titre, en français, a de quoi surprendre. "Cheval – Volonté de Rocher", qu'est-ce que cela peut bien signifier ? Isildurs Bane rend en fait hommage à Ferdinand Cheval, un facteur qui va de 1879 à 1912 édifier seul un "palais idéal" à partir de matériaux qu'il ramène de ses tournées. Qui est allé à Hauterives visiter ce monument ne peut qu'être à la fois étonné de la forme fantasmagorique donnée par l'imagination de son créateur et admiratif à l'idée de l'énergie qu'il lui a fallu déployer pour ramener de quoi construire seul cette œuvre architecturale. La "Volonté de Rocher" se comprend alors aisément.
L'album s'avère tout aussi tarabiscoté et surprenant que la construction qu'il prend pour modèle. S'il a perdu ses cuivres (Bengt Johansson, le seul rescapé, est passé aux percussions), le groupe a renforcé ses effectifs d'un orchestre symphonique (celui-là qui s'était illustré sur 'The Second Step' pour "Eight Moments Of Eternity") et la flûte fait un retour remarqué, Jan Severinsson se voyant secondé à cet instrument par Björn J:son Lindh. La musique, inclassable, fusion réussie de rock, de musique de film et de musique classique, se construit autour d'une succession de petits thèmes cinématiques et évocateurs.
Ainsi 'The Interpreter' dégage une impression de sérénité et d'amusement, comme si l'on était invité à faire une belle promenade en famille dans un paysage enchanteur un jour de printemps. Une musique à la Mary Poppins, où les facéties des instruments font aisément venir à l'imagination une multitude d'animaux mutins et bondissants. '33 Years', plus contrasté au fur et à mesure que le temps s'écoule, évoque tour à tour une promenade à l'ombre de grands saules près d'un cours d'eau, puis la peine, l'effort laborieux et le temps pluvieux, avant que le paysage ne s'assombrisse encore, l'effort devenant douloureux, la plainte s'élevant de la guitare en attestant. Le puissant 'The Ciceron' honore l'énergie et la ténacité du facteur Cheval dans son entreprise démesurée alors que 'The Aged' reflète l'inquiétude de la vieillesse. Mais l'album finit sur une note d'optimisme avec 'The 8th Wonder' évoquant un paysage luxuriant et bruissant de vie au lever du soleil.
"Cheval – Volonté de Rocher" est un album tout d'une pièce qui raconte sans mots ou presque (on entend bien ici et là des rires d'enfants, des femmes et des hommes qui parlent, une voix déclamatoire, un chant choral) une histoire fabuleuse, qui nécessite d'aimer les musiques impressionnistes, celles qui n'ont pas de mélodies distinctives, mémorisables et qu'on peut chanter mais qui construisent par petites touches des atmosphères aussi impalpables qu'évocatrices. Fruit d'une maturité tardive, il marque un tournant décisif dans la carrière d'Isildurs Bane qui s'affranchit définitivement des schémas stéréotypés dans lesquels il s'était parfois empêtré pour se tourner résolument vers une musique atypique et réellement progressive.