Habitué des expériences audacieuses, le génial batteur Gavin Harrison a toujours été mû par l’envie de faire tomber les barrières entre les genres musicaux. Revenant à ses premières amours pour le jazz, son nouveau projet est la rencontre de ce style et de la musique du groupe qui l’a rendu mondialement célèbre, Porcupine Tree. Gavin Harrison a choisi certains de ses morceaux préférés du répertoire de Porcupine Tree, et dont plus de la moitié ont été coécrits par lui, pour en extraire des versions structurellement retravaillées et harmoniquement réarrangées.

Comme la musique de son modèle, la genèse de "Cheating The Polygraph" s’est faite de manière progressive. L’idée de départ partait de la volonté d’Harrison de monter un big band jazz sous un angle bien moderne mais non nécessairement lié à Porcupine Tree. Ne surtout pas uniquement remplacer un riff de guitare par du saxophone ou une nappe de clavier par un trombone, mais revisiter les nombreuses ambiances de Porcupine Tree et proposer une expression musicale originale. C’est tout d’abord un titre assez confidentiel, ‘Futile’, sorti en 2003 sur l’EP du même nom, qui a subi une réécriture, sous l’impulsion du bassiste Laurence Cottle. Devant la réussite de l’entreprise ce sont onze morceaux de l’arbre à porc-épic, pas forcément les plus connus mais certains des plus malléables à l’adaptation, qui seront passés à la moulinette sur une période de cinq ans.

La formation qui donne une seconde vie à ces compositions ne connaissait pas les partitions originelles, et le résultat est bluffant de créativité. Outre Gavin Harrison à la batterie et Laurence Cottle à la basse, l’orchestre est constitué de musiciens aguerris aux carrières éclectiques, qui jouent de leur finesse et de leur musicalité au service d’une musique exigeante et riche. Le big band imprime un swing qui favorise le rendu enjoué sans le côté vieux jazz d’antan, en y apportant un supplément de modernité et de fantaisie amené par des musiciens que l’audace de l’expérimentation ne décourage pas (le trombone et la trompette filtrés par un pédalier de guitare). Mais c’est surtout la paire basse-batterie qui fixe la couleur rock et la complexité progressive à l’ensemble (‘Futile’). Vis-à-vis de la grande liberté rythmique que s’autorise le jazz, la précision technique et musicale de Gavin Harrison et Laurence Cottle est un véritable atout, notamment dans les modulations métriques très savantes qui fluidifient les assemblages (les passages de ‘Hate Song’ à ‘Halo’ ou de ‘Cheating The Polygraph’ à ‘Mother & Child Divided’).

Les réarrangements impressionnants de densité de Cottle, rappelant parfois le travail de Frank Zappa (sur ’Hatesong’ par exemple) et Bill Bruford's Earthworks, ont su restituer la pesanteur de certains passages originaux (‘What Happens Now’) sans la noirceur propre à l’univers de Wilson (‘Heart Attack In A Layby’), ainsi que leurs topologies initiales avec le maintien des tensions (‘What Happens Now ?’) et des montées. Plusieurs adaptations font plus directement référence à la ligne harmonique ou vocale primitive, tandis que d’autres la déstructurent radicalement. ‘The Start Of Something Beautiful’ et ‘Hatesong’ sont reconnaissables par leurs parties de chants ou de guitares interprétées notamment par la basse, la flûte et les cuivres, et ‘The Pills I’m Talking’ conserve sa dynamique intrinsèque dans une version enlevée irrésistible. Parmi les grands moments de décomposition il y a la succession ‘Sound Of Muzak/So Called Friends’ fusionnés pour l’occasion, ‘Cheating The Polygraph’ plus puissante que l’originale ou ‘Heart Attack In A Layby/Creator Had A Mastertape,’ aux denses et profondes atmosphères de musique contemporaine.

L’essence de ce "Cheating The Polygraph" est bien différente du simple album de reprises pour amateurs de Porcupine Tree, même si ce sont probablement ceux-ci qui y jetteront en premier une curieuse oreille. En cela ce "Cheating The Polygraph" pourrait amener quelques profanes à reconsidérer le jazz d’une autre manière. Par sa grande liberté artistique, Gavin Harrison nous livre une œuvre unique et innovante de partage entre musiciens.