S'élever à de hautes altitudes sous l'effet de fumées colorées peut se révéler très agréable, mais l'atterrissage est souvent particulièrement violent. Les Rolling Stones ont pu le constater en 1967 et ceci à plusieurs niveaux. D'un point de vue artistique avec un "Their Satanic Majesties Request" psychédélique dont l'accueil a été plus que mitigé. D'autre part, Mick Jagger, Keith Richards et Brian Jones ont connu les joies de l'internement pénitentiaire suite à la découverte par la police de substances illicites lors de descentes dans des soirées organisées par les Glimmer Twins qui bénéficieront d'une certaine clémence due à leur renommée. Plus fragile, le dernier nommé continue cependant à s'enfoncer, s'étant fait en plus piquer sa copine (le mannequin Anita Pallenberg) par son propre pote Keith Richards. Pourtant, en dehors d'un Brian Jones participant aux séances d'enregistrement quand l'envie lui en prend, ou lors de l'achat de nouveaux instruments que le producteur Jimmy Miller essaye tant bien que mal d'intégrer aux différents morceaux, les Rolling Stones profitent de ces différentes leçons pour repartir du bon pied.
Et comme souvent dans ce genre de situation, la meilleure solution est de revenir à ses racines pour repartir sur des bases plus solides. Pour les Britanniques, ces racines sont depuis longtemps enfoncées profondément dans le Blues originel. Il n'est donc pas surprenant de voir le quintet se plonger dans ce style sous toutes ses formes, évoquant la mélancolie du musicien en tournée sur le son cru et roots d'un 'No Expectations' à peine étoffé de coups de slide et de quelques notes du piano. Avec son harmonica et ses paroles lubriques, 'Parachute Woman' symbolise parfaitement le retour à ces origines que le quintet s'est depuis si longtemps approprié. Dernier clin d'œil au passé, les Stones se frottent à nouveau à l'exercice de la reprise avec le traditionnel 'Prodigal Son' du révérend Robert Wilkins.
Et comme pour bien avancer, il faut avoir au moins deux appuis, Richards, Jagger & Co n'oublient pas non plus leurs racines folks et country le temps d'un 'Dear Doctor' marqué par la tirade de Mick Jagger imitant avec humour une femme larguant son mec, et d'un 'Factory Girl' dont l'utilisation du violon renvoie sur la terrasse d'un vieux ranch au soleil couchant.
Mais résumer "Beggars Banquet" à un retour mélancolique aux styles ayant vu les Rolling Stones faire leurs armes et lancer leur réputation, serait par trop réducteur. Car Keith Richards et Mick Jagger sont de véritables artistes en phase avec leur époque, capables d'intégrer de nouveaux éléments à leur musique et d'utiliser cette dernière pour traduire les mouvements de la société qui les entoure. Les deux sommets de cet album en sont les meilleurs exemples avec un 'Sympathy For The Devil' s'inspirant fortement du roman de Boulgakov, Le maître et Marguerite, en faisant parler le diable sur des rythmes afros hypnotisant et des whou-whou derviches obsédants. De son côté, 'Street Fighting Man' se fait plus direct et cinglant pour évoquer les mouvements agitant les milieux étudiants et les ghettos. Enfin, et même s'ils ne sont pas aussi incontournables que ces deux titres, il serait impardonnable de passer d'autres morceaux sous silence. C'est le cas d'un 'Jig-Saw Puzzle' étalant son mélange de blues et de rock anglais dont l'intensité monte sur plus de six minutes, lardée de coups de slide balancés par un Keith Richards en pleine forme et qui nous gratifie d'ailleurs d'un de ses rares soli sur 'Sympathy For The Devil', privilégiant comme à son habitude l'efficacité à la vélocité. De son côté, 'Stray Cat Blues' se fait puissant et accrocheur, lacérant l'auditeur de quelques coups de griffes avant de s'éloigner dans l'obscurité avec arrogance.
Se clôturant sur un 'Salt Of The Earth' voyant Keith Richards partager le chant avec Mick Jagger, et dont le final s'affole aux sons d'un chœur gospel en transe et d'un piano épileptique, "Beggars Banquet" voit les Rolling Stones retrouver la forme en revenant à leurs racines, et semble ouvrir une nouvelle ère prometteuse grâce à l'apport d'éléments extérieurs savamment dosés. En remettant les pieds sur terre, les Anglais ont évité de peu l'explosion en plein vol, même si les excès semblent devoir faire partie intégrante de leur identité.