Malgré la qualité de ses deux premiers albums et des prestations live dont la réputation commence à se répandre à travers tout le pays, la carrière de Bruce Springsteen peine à décoller et les ventes restent relativement confidentielles. Jusqu'à ce concert du 9 mai 1974 au Harvard Square Theatre de Cambridge : dans le public se trouve un certain Jon Landau, critique réputé intervenant, entre autres, dans le déjà célèbre Rolling Stone, et qui tombe en extase devant l'artiste, n'hésitant pas à rédiger un article dans les pages de The Real Paper où il déclare avoir "vu l'avenir du rock'n'roll et il s'appelle Bruce Springsteen". Cette déclaration est immédiatement suivie d'effets, l'un des premiers étant la mise à disposition de moyens plus importants pour l'artiste en vue de l'enregistrement de son nouvel opus. Ce dernier voit également le journaliste propulsé à la production en compagnie de Mike Appel.
Si dans un premier temps, Bruce Springsteen a beaucoup de mal à gérer la pression que lui impose cette nouvelle renommée, celui qui n'est pas encore le boss va néanmoins être à la hauteur des attentes générées. Sa volonté est que le nouvel album sonne comme si "Roy Orbinson chantait du Bob Dylan, produit par Phil Spector" ! Il passe donc beaucoup de temps sur la production pendant que le line-up du E-Street Band se modifie en cours d'enregistrement, voyant Roy Bittan remplacer David Sancious aux claviers, et Max Weinberg prendre la place d'Ernest "Boom" Carter à la batterie, les deux partants étant néanmoins cités comme invités. Un autre intervenant aura un rôle important qui continuera à se développer aux côtés de Bruce Springsteen: un certain Steve Van Zandt. Alors qu'il n'est invité que pour participer aux chœurs, il prend l'initiative de diriger la section cuivres qui avait du mal à trouver ses marques malgré plusieurs membres renommés. Le déclic est immédiat et le résultat est d'une énergie et d'une efficacité reléguant aux oubliettes les fanfares des précédents albums. Le meilleur exemple en est un 'Tenth Avenue Freeze-Out' enjoué et au refrain catchy.
Après toutes ces pérégrinations et une attente inhabituelle, "Born To Run" sort finalement en 1975 et balance une claque à la hauteur de l'impatience qu'il a générée. Les titres s'enchaînent sans temps mort dans l'intensité, et seul le calme et mélancolique 'Meeting Across The River' représente une courte pause avec son duo piano et trompette. Il est d'ailleurs à signaler que ce titre s'intitulait 'The Heist' sur la première presse de l'album devenue depuis collector. Savamment agencés par le maître des lieux, les huit morceaux sont autant de pièces d'un récit au sein des laissés-pour-compte et des perdants magnifiques d'une jungle urbaine dont New York est le décor. Les premiers et derniers morceaux de chaque face sont tous des sommets aux altitudes vertigineuses. 'Thunder Road' et 'Born To Run' ouvrent à chaque fois les hostilités de manière volontaire, le premier montant en intensité et se révélant poignant et plein d'espoirs. Quant au titre éponyme, c'est un véritable hymne à l'énergie irrésistible et au saxophone enflammé, ode à l'évasion au débit de paroles encore Dylanien. Les fins de faces sont quant à elles occupées par des pièces plus épiques sur lesquelles Bruce Springsteen prouve à nouveau ses talents de conteur d'histoires, variant les intensités et pouvant se montrer rageur ('Backstreets'). 'Jungleland' se révèle d'ailleurs une superbe épopée de plus de 9 minutes, débutant et finissant sur quelques notes de piano, variant les ambiances et bénéficiant d'un sublime pont instrumental au solo de saxo poignant.
Difficile de faire court pour présenter ce monument du rock. Avec "Born To Run", Bruce Springsteen offre son premier album légendaire et ses premiers hymnes incontournables. Son ambition est atteinte, la production massive ne noyant pas l'intérêt des paroles, bien au contraire. L'énergie est au service du récit et embarque l'auditeur dans un tourbillon enivrant qui marquera l'histoire du rock et de la musique en général.