Si certains alignent les albums à un train d'enfer, mettant autant d'ardeur à effectuer leur livraison annuelle que les abeilles d'une ruche à produire leur miel à la même cadence, d'autres au contraire prennent le temps de peaufiner leur travail. C'est le cas des Américains de Zen Carnival qui forment leur groupe en 1997, sortent un premier disque en 1999 ("Inheritance"), un second sept ans plus tard ("Bardo") et le troisième, "Lucid Dreamer", en 2015, soit neuf ans après.
Avec un tel écart, il peut s'en passer des choses. Les gens vieillissent, les relations se distendent, les goûts changent. Et il semble bien que Zen Carnival ait subi ce phénomène. Pas en ce qui concerne le line-up toutefois, à peu de choses près le même que sur "Bardo", si ce n'est l'arrivée de Chris Paglia à la basse, ce rôle étant joué sur l'album précédent par le guitariste Bill Denison. Jusqu'à la choriste, Bridget Murphy, qui rempile, ayant juste rallongé entre-temps son nom par Zawilinski, probable conséquence d'un mariage.
Non, la différence tient à la musique elle-même. Le groupe avait déjà fortement évolué entre ses deux premiers albums, passant d'un style proche de Marillion (le chant de Ken Pfeifer, souvent comparé à celui de Steve Hogarth, aidant à la comparaison) à un prog teinté de jazz-rock assez diversifié. Nouvelle mutation avec ce troisième opus : de progressif, il n'est plus question, les huit titres sont autant de ballades rock ne s'éloignant que très rarement du format balisé ABABCAB ou A = couplet, B = refrain et C = pont musical. Les amateurs de néo-prog en général et de Marillion en particulier en seront pour leurs frais, difficile de trouver encore un point commun. Cerise sur le gâteau, Ken Pfeifer s'est éloigné de son modèle. Si sa voix un peu cassée donne à son timbre un grain malheureux très agréable, il s'est débarrassé du côté plaintif de Steve Hogarth, y gagnant du coup en personnalité.
L'album s'adresse donc plutôt aux amateurs d'un soft rock direct, mais raffiné. Du FM de luxe en quelque sorte, ou de l'alternatif pas trop audacieux, au choix. Avec deux faces distinctes, comme au bon vieux temps du vinyle. "Face A", les quatre premiers titres, des rocks mid-tempo plutôt mélancoliques, 'Born Again' s'offrant un faux-air de Jethro Tull avec son folk électrique, sa guitare qui joue staccato, sa basse galopante et sa batterie qui cogne, et 'When She Cries' installant une ambiance proche de celle du 'No Quarter' de Led Zeppelin. La "Face B" est plus solaire, commençant par le seul titre pouvant être affilié de loin au passé progressif du groupe. 'Medieval Suite', qui n'a rien de médiéval, est un instrumental jazz-rock enlevé où de nombreux petits gimmicks s'entrecroisent et se répètent. 'Mysterious Ways' poursuit dans cette veine jazzy et groovante, avant que l'apaisant 'Lullaby' vienne nous envelopper dans un oasis de sérénité peuplé des vocalises éthérées de Bridget Murphy. 'Love Is The New Way', popisant avec de lointains effluves de Canterbury, vient clore l'album avec légèreté.
Les musiciens sont tous excellents et la production très claire permet de distinguer chaque instrument, la balance très équilibrée n'en désavantageant aucun. Les nombreux ponts sont souvent partagés entre les guitares et les claviers qui font preuve d'une délicate et délicieuse virtuosité. La basse ronfle et ronronne avec bonheur et la batterie allie dynamisme et légèreté, deux mots qui ne font pas toujours bon ménage. Par ailleurs, lors des interventions de Ken Pfeifer, les instruments ne se contentent jamais de ne servir que d'accompagnement mais développent au contraire des harmonies et contrepoints qui conservent l'intérêt de l'auditeur lorsque les mélodies s'avèrent parfois un peu poussives, ce qui n'est heureusement pas fréquent.
"Lucid Dreamer" n'est pas un album de progressif, mais cela n'a pas d'importance. C'est un excellent album de rock tout en finesse et subtilité, c'est ça qui compte.