David Bowie, l'artiste-caméléon, sera l'homme de toutes les surprises et prendra bien souvent son public à contre-pied. Et si "The Man Who Sold The World" n'est pas aussi déstabilisant que pourront l'être un "Young American" ou un "Let's Dance", il tranche néanmoins radicalement avec le ton des deux albums qui l'ont précédé.
Il faut dire qu'entre lui et "Space Oddity", David Bowie s'est une nouvelle fois embarqué dans l'aventure d'un groupe éphémère, The Hype, qui ne laissera aucun souvenir à la postérité, mais dont les musiciens sont les mêmes que ceux qui vont officier sur "The Man Who Sold The World". Et la différence est sensible : on n'a plus l'impression d'entendre un chanteur faire son show sur un vague fond sonore mais un groupe solidaire où chacun a sa place et où les instruments existent par eux-mêmes, embellissant de leurs interventions la prestation du chanteur, basse, batterie et guitare tenant des rôles aussi importants que celui-ci.
Il faut dire que David Bowie a su s'entourer. La basse est tenue par Tony Visconti, qui produit également l'album. C'est l'efficace Mick Woodmansey qui cogne à la batterie et qui occupera ce poste sur plusieurs albums à venir. Quant à la guitare, elle est jouée de main de maître par celui qui va être le fidèle lieutenant de David Bowie pour quelques années, Mick Ronson. Cette fine équipe assène à l'auditeur des compositions bien plus homogènes que sur les albums précédents, et résolument électriques. Fini le melting-pot de folk, pop, psyché et grande variété, "The Man Who Sold The World" est résolument rock, et même hard rock parfois, rempli de titres violents, lourds, malsains, pouvant presque être comparé aux albums contemporains d'Alice Cooper.
Ce changement radical de style est peut-être dû au mystère qui plane sur la genèse de ces chansons. Si David Bowie affirme qu'elles sont sa création, comme sur les albums précédents, Visconti et Ronson ont laissé entendre que celui-ci, trop occupé par ses affaires de cœur, ne leur laissait que des ébauches qu'ils transformaient en titres aboutis. Peu importe la vérité, le résultat est là : un disque mature, cohérent et passionnant.
Certes, il y a encore quelques imperfections çà et là. 'The Width of a Circle' se perd un peu dans la multiplicité de ses thèmes, 'Running Gun Blues' bien qu'agréable reste en retrait, et le duo guitare/batterie qui finit 'She Shook Me Cold' est légèrement trop long et brouillon. Mais l'interprétation extravertie de David Bowie, les riffs tranchants de Ronson, la basse ronronnante de Visconti et la frappe vigoureuse de Woodmansey font vite oublier ces défauts véniels. Et si ce disque ne recèle pas un tube de la dimension de 'Space Oddity', il ne contient que des titres forts, imaginatifs et innovants.
"The Man Who Sold The World" a déjà la patine d'un "Ziggy" ou d'un "Diamond Dogs", avec une intensité qui ne se dément jamais. Avec cet album, Bowie pose les bases du glam rock, ce qu'on nommait à l'époque "rock décadent", un rock déviant qui déforme ses rythmes binaires et soutenus pour en faire une musique inquiétante et anticonformiste, dégageant un arôme sulfureux de déliquescence, de folie et de rage.