Si enfanter des concept-albums n'est déjà pas chose aisée, Defeater, groupe de punk hardcore formé à Boston en 2004, va quant à lui encore plus loin, allant jusqu'à relier toutes ses créations les unes aux autres. A la manière de Zola et des Rougon-Macquart, son oeuvre toute entière conte en réalité la vie d'une famille ouvrière dans l'Amérique de la seconde moitié du vingtième siècle, entre misère et violences sociales, drogue et alcoolisme. Engagé, le quintet utilise son art pour brosser un vaste portrait au vitriol de l'Amérique de l'après-guerre.
Pour autant, chaque album peut s'apprécier indépendamment, sans qu'il soit nécessaire de connaître ses prédécesseurs. Deux ans après "Letters Home", "Abandoned" marque donc le retour de Defeater. Comme son nom et son écrin visuel le suggèrent, ce quatrième opus a pour ciment la religion, thème par ailleurs en filigrane dans toute sa discographie, traité ici sous un angle extrêmement noir et colérique, à l'image de titres tels que 'Penance' ou 'Vice & Regret'.
Le groupe trouve dans ce sujet le combustible idéal pour alimenter un hardcore à la fois survolté et émotionnel, brutal et désespéré dont le burin reste plus que jamais la voix hurlée de Derek Archambault, narrateur habité qui crache sa haine et son mal-être comme si demain ne devait plus jamais exister. L'homme se dévoile jusqu'à s'abandonner totalement.
Auscultant les tourments d'un homme d'Eglise, "Abandoned" a quelque chose d'un retable que composent de courts tableaux, d'une intensité pulsative, témoin ce 'Contrition' monumental, montée en puissance déchirante qui laisse de graves plaies dans la peau autant qu'elle touche l'âme. Chacun de ces morceaux, grouillant de trésors, s'imbrique dans un tout indivisible, comme les diverses stations d'un chemin de croix. Longue d'une petite trentaine de minutes, l'hostie, trempée dans un calice rempli d'une rage contenue, fond dans la bouche en laissant un goût amer.
D'aucuns la jugeront de fait trop courte, mais de cette densité l'opus tire au contraire une bonne part de sa force. Œuvre cathartique profondément pessimiste, "Abandoned" est un album plein de fureur et de douleur, brillant et intelligent, qui remue les chairs pour y creuser de profonds stigmates.