Après le déroutant (décevant) "Young Americans", les fans de David Bowie abordent avec une certaine anxiété le nouvel opus de leur chanteur favori. Ils ne peuvent manquer de remarquer qu'une partie des musiciens ayant œuvré sur l'album précédent sont encore présents, et notamment Carlos Alomar dont la guitare rythmique en était l'une des signatures, pouvant laisser présager un nouveau disque empreint de soul et de funk. Familier des contrepieds, le chanteur va de nouveau surprendre, mais cette fois de façon magistrale.
Car le titre éponyme a de quoi surprendre. Par sa longueur inhabituelle tout d'abord. 'Station To Station' est le premier (et le seul) titre du répertoire dépassant les dix minutes. Par son introduction peu conventionnelle aussi, qui ravira tous les férus de modélisme ferroviaire : durant plus d'une minute, on n'entend que le bruit d'un train à vapeur roulant à pleine vitesse, une idée que développeront les Allemands de Kraftwerk l'année suivante sur "Trans Europ Express". Puis pendant la minute suivante une guitare brise le silence de ses larsens et il faut attendre la troisième minute pour que résonne enfin le chant de David Bowie.
Après une telle mise en scène, l'auditeur est en haleine mais pleinement rassuré. Le ton est certes expérimental, mais résolument rock. La suite du titre se décompose en deux parties, l'une en forme d'hymne lent chanté d'une voix posée et la seconde très enlevée, tournant en boucles autour de la répétition des "it's too late", Earl Slick concluant par un solo bien distordu ce monument hypnotique.
C'est donc en confiance qu'on aborde le titre suivant … qui nous replonge dans la soul chaloupée et les chœurs glamour de "Young Americans". Mais rien de mielleux ni d'ennuyeux sur 'Golden Years'. Bowie y fait une belle démonstration de sa maîtrise, s'amusant de ses effets de voix, passant du mezzo au chant pleins poumons, mais oublie fort heureusement de susurrer et soupirer comme sur l'album précédent. Dans le même registre, 'Stay' voit le gimmick funky de la guitare d'Alomar contrarié par les riffs agressifs de celle de Slick, Bowie alternant chant lisse des couplets et modulé des refrains.
Trois titres complètent l'album : 'TVC15', pop-rock enlevé et dansant avec un refrain un rien simpliste et entêtant ('oh my TVC15, oh-oh TVC15') et les jumeaux (jusque dans l'assonance des titres) 'Word on a Wing' et 'Wild is the Wind'. Ces deux chansons ont en commun leurs mélodies mélancoliques et romantiques et l'intensité du chant de Bowie, retenu au début, puis s'enflant progressivement pour terminer dans un lyrisme poignant. On peut reprocher à Bowie de trop contrôler son chant à la façon des grands crooners américains plutôt que le laisser sortir naturellement, mais le résultat tient du grand art. (Il est indispensable d'écouter la version live de 'Wild is the Wind' sublimée par le piano de Mike Garson, enregistrée au Portland BBC Radio Theatre en 2000 et figurant sur le CD bonus de l'album "Bowie at the Beeb").
A posteriori, David Bowie affirma qu'il n'avait aucun souvenir de l'enregistrement de cet album, sa consommation abusive de cocaïne l'empêchant d'avoir les idées claires lors de ses passages en studio. Si c'est la vérité, et sans vouloir faire l'apologie de la drogue, il faut admettre que le résultat obtenu est exceptionnel.