Il est décidément bien difficile d'être un fan de David Bowie. Semblant incapable de suivre la même ligne musicale deux albums de suite, le chanteur ne laisse à ses sectateurs que sa voix et sa façon de chanter extraordinaires comme points de repères. Après le rock âpre de "Ziggy", le glam décadent de "Aladdin", le rétro 60's de "Pin Ups", l'ambiance glauque de "Diamond Dogs", le funk de "Young Americans" et le melting-pot saupoudré d'expérimental de "Station To Station", la star anglaise livre un album austère, mi-robotique, mi-planant, majoritairement instrumental et se posant en précurseur de la new wave.
Lassé de sa vie américaine après deux ans et demi d'exil aux USA, David Bowie revient sur le continent européen et s'installe à Berlin. Nouveau décor, nouvelle musique : il fait table rase du passé et repart à zéro, ou presque. S'il garde Carlos Alomar, dont la guitare perd néanmoins de son importance un peu plus à chaque album, il s'entoure d'une nouvelle équipe, retrouvant Tony Visconti à la production et collaborant pour la première fois avec Brian Eno, ex-Roxy Music et musicien d'avant-garde aux méthodes de travail expérimentales. De cette collaboration va naître "Low", atypique et dérangeant, première pierre de ce qui sera appelé la "trilogie berlinoise".
Le vinyle avait bien des mérites que le CD ne sait restituer. Notamment le fait de posséder deux faces, élément essentiel dans le cas de "Low". Car la musique de chaque face a un son bien typé et fort différent; là où l'auditeur du CD va brutalement passer d'un monde à l'autre, le possesseur du vinyle pourra choisir selon son humeur ce qu'il souhaite écouter.
La première face, et c'est la première surprise, commence par un instrumental. David Bowie étant avant tout un chanteur - et quel chanteur ! -, il est à la fois audacieux et original de débuter ce nouvel opus par cette mélodie synthétique peuplée de sons saturés et à l'esthétique froide, renvoyant aux travaux de Kraftwerk que Bowie a rencontré récemment. Pourtant, 'Speed of Life' ne fait qu'annoncer la couleur de cette face A : sept titres très courts, à la rythmique mécanique, le batteur pouvant être avantageusement remplacé par une boîte à rythmes, aux instruments grinçants, aux mélodies à peine esquissées et au son minimaliste. Sept titres très peu chantés (le premier et le dernier sont des instrumentaux) d'un ton absent, monocorde, dépassionné. Il est loin, le Bowie de 'Time' ou de 'Wild is the Wind'. Chantant souvent dans le grave, il prend soin de paraître aussi déshumanisé que possible, son timbre s'accordant parfaitement avec la beauté glacée de l'ensemble. Une musique inventive et audacieuse, mais expérimentale et dérangeante.
La seconde face, bien que différente, n'est pas plus orthodoxe. Pratiquement totalement instrumentale, les voix ne résonnent qu'en de rares occasions parcimonieuses et sans pouvoir transformer ces titres en chansons : chant de cérémonie sacrificielle sur 'Warsawa', mélange de voix humaines et synthétiques sur les mélopées évanescentes de 'Weeping Wall', phrases désincarnées sur 'Subterraneans', impossible de reconnaître le timbre pourtant si caractéristique de Bowie. La musique, dominée par les synthétiseurs, est lente, hiératique, distillant des sons diffus, des atmosphères impalpables, vaporeuses, des mélodies languides et irréelles, rappelant l'univers d'un autre groupe allemand, Tangerine Dream, et permettant à l'Anglais de prouver son incroyable capacité à innover en assimilant de nouveaux genres musicaux pour les restituer avec sa griffe.
"Low" n'est pas un album commercial. Sa première face froide et saccadée, sa seconde planante, exigent de l'auditeur une certaine ouverture d'esprit aux musiques "différentes", la faible présence vocale du chanteur n'aidant pas à l'assimilation de ce disque. Néanmoins, Bowie négocie parfaitement ce virage expérimental et livre un travail d'un intérêt qui ne se dément pas avec les années.