Il n'aura fallu que neuf mois à David Bowie pour donner une suite à "Low". Deuxième production de la trilogie berlinoise, "Heroes", qui reprend à peu de choses près le schéma de son prédécesseur, est sans conteste le plus réussi de cette période faste de l'artiste anglais.
En effet, bâti sur le même patron, avec une première face constituée de chansons décalées à tendance expérimentale et une seconde pratiquement totalement instrumentale (à l'exception de 'The Secret Life Of Arabia') et planante, "Heroes" ressemble au frère jumeau de "Low", mais un frère jumeau plus avenant, moins austère. Pourtant les techniques instrumentales sont les mêmes : une profusion de nappes de synthés installant des atmosphères sombres voire glaciales, des couches de guitares maltraitées produisant des sons bien souvent discordants et des effets larsen (Bowie s'étant offert les services de Robert Fripp (King Crimson) pour l'occasion) et une rythmique répétitive et saccadée (sur la face A, quasiment absente sur la face B).
Néanmoins, les mélodies sont plus nettes, moins fuyantes que sur "Low", et le chant, s'il conserve encore cette neutralité désincarnée en bien des occasions, retrouve plus fréquemment de ces déchirements passionnels et émouvants qui donnent le frisson. 'Beauty And The Beast', 'Joe The Lion' et 'Blackout' sont un maelström réussi de sons furieux et psychotiques sur lesquels la voix de David Bowie alterne le chaud et le froid. 'Heroes', le mégatube que tout le monde connaît, a pourtant une trame faite de nappes de guitares, claviers et percussions entêtantes on ne peut plus répétitive. Tout se passe dans l'interprétation vocale et dans l'attente de la montée d'adrénaline du crescendo final, qui exige cependant de patienter trois couplets monocordes et deux mini-ponts avant d'atteindre le Graal. Les nappes de synthés et le fracas de cymbales confèrent à 'Sons of the Silent Age' son aspect éthéré et aérien. Enfin, dans la même veine que ces deux titres, 'The Secret Life of Arabia', co-signé par Eno et Alomar, clôt l'album sur un morceau mélodieux et dansant.
Les quatre instrumentaux, dans un style évidemment bien différent, conservent néanmoins le même niveau de qualité. 'V-2 Schneider' débute par des bruits de fusées et une batterie martiale avant que le sax ne nous emmène dans une sorte de danse martiale, ponctuée des voix robotiques, nous renvoyant à un Kraftwerk dansant, le "Schneider" du titre étant d'ailleurs un clin d'œil à Florian Schneider du groupe allemand. 'Sens Of Doubt' évoque plutôt les mânes de Klaus Schulze avec ses notes graves de piano et ses inquiétants accords de synthés et 'Neuköln', tout aussi sombre, est porté par son saxophone qui pleure superbement un thème tenant à la fois du film noir et de mélopées arabisantes. Seul 'Moss Garden', minimaliste et lent, cultive une certaine sérénité dans une atmosphère toute orientale au son d'un koto aux notes pourtant aigrelettes et souvent dissonantes.
Aussi réussi sur sa face chantée que sur celle instrumentale (si l'on omet le curieux découpage qui place 'The Secret Life Of Arabia' derrière les quatre instrumentaux, en complet décalage et créant un contraste désagréable), "Heroes" confirme les qualités de "Low" en les sublimant. Indispensable !