Alors que "Born To Run" vient de lui apporter la consécration qu'il mérite, Bruce Springsteen se retrouve pris dans un procès sans fin avec son ancien manager, Mike Appel. Pendant près de trois ans, il est dans l'impossibilité de sortir un nouvel album, ce qui ne l'empêche pas d'écrire. Et il écrit tellement que, une fois l'affaire réglée, il se retrouve avec 70 titres composés. Il en cédera certains à d'autres artistes qui se chargeront d'en faire des tubes, telle Patti Smith avec 'Because The Night', puis en sélectionnera dix pour son nouvel album. Le reste aura plus tard l'occasion d'apparaître sur l'album "The Promise" (2010) ou dans le coffret "Tracks" (1998) et ses différentes déclinaisons. Marquant l'arrivée officielle de Steve Van Zandt au sein du E-Street Band, "Darkness On The Edge Of The Town" apparaît donc comme une forme de renaissance, ainsi qu'un témoignage de la période compliquée que l'artiste vient de traverser.
A l'image de sa pochette présentant le chanteur sans artifice, cet opus se veut plus direct et plus sombre que son prédécesseur. Il en reprend cependant un des principaux concepts consistant à ouvrir chacune de ses faces avec un titre se voulant plus optimiste, et les clôturant avec un morceau plus fataliste. A la fois dynamique et triste, porté par sa mélodie inoubliable martelée au piano, 'Badlands' semble mû par l'énergie du désespoir, celle qui vous permet de ne pas lâcher quand tous les éléments vous semblent contraires. Avec son harmonica incandescent et son refrain accrocheur, 'The Promise' ressemble plus à une révolte contre les injustices de la vie. Mais dans tous les cas, le terreau de l'inspiration de Bruce Springsteen est toujours le même : les milieux populaires. Ceux où vivent des personnages se tuant à la tâche pour espérer des jours meilleurs mais que la vie s'acharne à faire retomber dès qu'ils réussissent à apercevoir un peu de lumière. Au point qu'ils finissent parfois par baisser les bras.
Ce sont ces vies que l'icône du New Jersey peint avec talent et authenticité, traduisant les sursauts de colère avec une agressivité rare traduite par des guitares cinglantes et un chant déchiré et déchirant ('Adam Raised A Cain'). La souffrance se fait parfois plus profonde, flottant sur la mélancolie d'un 'Something In The Night' à l'émotion à fleur de peau, ou imitant la répétitivité du travail à la chaîne sur l'obsédant et fataliste 'Factory'. Mais l'homme se doit de faire face avec fierté et virilité, maîtrisant difficilement ses émotions face à la gente féminine sur un 'Candy's Room' intense à la batterie épileptique, ou laissant parler sa testostérone au son du saxophone en fusion de 'Prove It All Night'. Et puis il y a la rue, paysage central de ces vies exposées et théâtre de courses de voitures dans une ambiance pourtant calme et apaisée ('Racing In The Street'), ou laissant gronder la révolte au son d'un refrain claquant et direct ('Streets Of Fire').
Tel un générique de fin, le titre éponyme étale sa mélancolie et sa résignation, mais sans perdre son énergie vitale, doté d'un refrain envoûtant traduisant une forme de résilience. Comme un symbole de cet opus sombre sans être désespérant, triste sans être fade, véritable témoignage d'une Amérique qui continue à se battre malgré les contraintes de la vie, malgré le joug de la société. Une fois de plus, Bruce Springsteen se révèle au-delà d'un simple artiste talentueux et à la voix unique. Il est également un conteur et un témoin, et même un porte-parole. Il traduit comme personne la vie d'une partie de l'Amérique qui se retrouve ainsi dans son œuvre en sortant de l'ombre à laquelle elle se pensait condamnée.