Bowie aime fêter dignement ses anniversaires. Il y a trois ans, pour ses soixante-six printemps, il livrait en exclusivité sur Internet le premier extrait de son nouvel album à venir, "The Next Day". Cette fois, il fait coïncider la date de sortie de son vingt-sixième album studio avec le jour de ses 69 ans. Joyeux anniversaire, David !
S’il est de coutume de faire des présents au héros de la fête, en l’occurrence les rôles sont inversés. Car c’est bel et bien un cadeau que David Bowie nous fait avec ce "Blackstar" inespéré. Après s’être perdu dans quelques errances durant les années 80-90, entre dance sans saveur ("Never Let Me Down") et musique hermétique ("Outside"), on avait cru le chanteur anglais définitivement à la retraite après une trilogie honorable mais un peu lisse ("hours…", "Heathen", "Reality"). Puis, renaissant de ses cendres dix ans plus tard, Bowie nous livrait un "The Next Day" pas catastrophique mais pas non plus très enthousiasmant, bien trop prévisible et linéaire pour déclencher des passions.
Ce n’est certes pas le cas de son successeur qui renoue avec les audaces qui soufflaient sur la trilogie berlinoise ("Low", "Heroes", "Lodger"), l’une des périodes de Bowie comptant parmi ses plus créatives. On y retrouve la même inspiration inventive nimbée d’expérimental, transformant en OVNI des titres mélodiquement simples de par le traitement étrange qu’il leur fait subir.
Pour ouvrir l’album, Bowie nous refait le coup de ‘Station To Station’ avec un titre presque aussi long s’appuyant sur deux thèmes, l’un prenant l’autre en sandwich. Le premier thème ressemble à un mélange de musique façon Lawrence d’Arabie et de psalmodies funèbres portées par une percussion spasmodique. Après un intermède où les instruments agonisent, le second thème oppose un chant mélodieux couplé à des nappes de claviers aux autres instruments chaotiques et dissonants, notamment sax et chœurs.
Cette dissonance maîtrisée est l’une des caractéristiques de "Blackstar", de même que la prédominance du trio batterie/basse/saxo. Bowie renoue avec sa période "drum & bass" dont il avait parfois abusé sur ses albums des années 80-90. Mais fort heureusement, loin de la monotonie parfois soulante des précédentes productions, le jeu de Tim Lefebvre et Mark Guiliana s’avère bien plus diversifié et la production au cordeau du fidèle Toni Visconti évite la faute de goût. Néanmoins le duo rythmique dame le pion aux guitares et claviers qu’on entend fort peu.
Ce n’est pas le cas du saxophone, très en verve sur cet album, une verve tirant souvent sur le free jazz avec ce que cela implique d’improvisations, de stridences et dissonances. Emblématique, ‘Tis a Pity She Was a Whore’ devrait emporter l’adhésion des fans les plus exigeants de King Crimson. Le sax omniprésent hante chaque titre de ses notes souvent lugubres et se pose en véritable challenger du chant. Torturé, comme le sont pratiquement tous les titres de l’album : l’inquiétant et sombre ‘Lazarus’, ‘Sue (Or in a Season of Crime)’ et sa batterie épileptique ou ‘Girl Loves Me’, danse macabre installant l’auditeur dans une transe maléfique, ne sont pas des titres qu’on écoute d’une oreille distraite. Ils malmènent l’auditeur avant de lui livrer leur vénéneuse mais si agréable substance. Seuls le très jazzy ‘Dollar Days’ et le répétitif ‘I Can't Give Everything Away’ s’autorisent une mélodie conventionnelle ou peu s’en faut.
Enfin dernier atout de "Blackstar", mais non des moindres, le chant de Bowie. Le temps ne semble pas avoir de prise sur la voix du Thin White Duke qui plonge toujours dans les graves et monte dans les aigus avec aisance. Bowie joue de ce merveilleux instrument naturel, combinant préciosité, théâtralité et authenticité, emphase inquiétante et maniérisme, articulant exagérément chaque syllabe ou retrouvant les accents déchirants de sa jeunesse, dans une "affectation naturelle" qui n’appartient qu’à lui.
Certes, "Blackstar", par ses ruptures, ses dissonances, ses excentricités, surprendra ceux qui aiment le Bowie dansant. Il ravira par contre ceux qui se languissaient du Bowie des seventies. Abordable grâce à ses thèmes fédérateurs mais aussi sophistiqué par son approche expérimentale, "Blackstar" est l’album de David Bowie qu’on n’espérait plus. Certainement son disque le plus original et abouti depuis la trilogie berlinoise.