Dans la série des destins artistiques brisés en plein essor, celui des Ecossais de Strangeways fait partie de ceux qui pourront laisser le plus de regrets aux amateurs d'AOR. Tout semblait réserver un avenir doré à la formation des frères Stewart, surtout depuis qu'elle avait été rejointe par le chanteur américain Terry Brock. Malheureusement, cinq ans après le superbe "Walk In The Fire" (1989), nous sommes loin des espoirs de l'époque. Terry Brock a quitté un groupe qui n'arrivait pas à rejoindre les sommets escomptés, et c'est sous la forme d'un quatuor que la formation britannique offre enfin un nouvel opus sur lequel Ian Stewart assure le chant en plus de la guitare. Et autant le dire sans perdre de temps, le changement de chanteur n'est pas la principale surprise réservée par cet album intitulé "And The Horse".
S'ouvrant sur un 'Precious Time' au riff bluesy et obsédant, le nouveau Strangeways s'éloigne immédiatement des rivages AOR qui avaient commencé à faire sa réputation. En dehors de l'envoûtant mid-tempo 'Out Of The Blue', la rupture est même assez nette. Bien que juste et délicat, le chant de Ian Stewart n'est clairement pas son arme principale, ce qui explique qu'il laisse beaucoup plus de place à une guitare dont les soli se font régulièrement lumineux et bénéficient de plus de temps pour se déployer. Seuls les claviers viennent lui disputer la vedette sur un 'Some Of Us Lie' planant sur plus de 9 minutes sans jamais se montrer ennuyeux. Dans une ambiance atmosphérique, les soli s'entremêlent alors que le refrain reste accrocheur.
En dehors de 'Precious Time', des plus psychédéliques 'Mans Maker' et 'Wonder How', et d'un dynamique 'Over You', le reste de l'album navigue dans des eaux essentiellement calmes, s'aventurant parfois vers des territoires défrichés par les Pink Floyd. C'est le cas sur 'Through The Wire' dont la guitare rappelle celle de David Gilmour, ou sur le plus chaloupé 'The Great Awakening'. Sur plus de 7 minutes, 'Head On' surprend également avec son ambiance jazzy digne d'un bon bar enfumé, ambiance au sein de laquelle Ian Stewart démontre la finesse dont son jeu peut faire preuve. Le tout prend fin sur 'On', débutant telle une ballade semi-acoustique avant d'offrir une montée en intensité délicate et maîtrisée.
Avec cet opus, les frères Stewart font preuve d'une honnêteté incontestable en offrant la musique qu'ils avaient envie de faire plutôt que celle qui était attendue par le public. Les qualités sont indéniables et, sans faire de "And The Horse" un album incontournable, elles méritent le respect et offrent un recueil de titres à la fois variés et cohérents. La principale question est de savoir si, en opérant un changement de direction artistique aussi brusque, le groupe n'aurait pas mieux fait de changer de nom. En ne le faisant pas, il va déstabiliser son auditoire dont une partie va se sentir trahie, et un public est plus facile à perdre qu'à reconquérir. Mais du côté des frères Stewart, l'indépendance et l'intégrité semblent être des valeurs qui l'emportent sur ce genre de considérations.