En dix ans, Vegard Sverre Tveitan a forgé l'identité propre d'Ihsahn, en se détachant de plus en plus de l'héritage glorieux d'Emperor. En cinq albums, le Norvégien n'a eu de cesse de surprendre avec ce projet personnel, au risque de perdre certains orphelins d'Emperor, mais en acquérant un nouvel auditoire. "Arktis" sort deux ans après un "Das Seelenbrechen" dont la rupture mentionnée dans le titre se reflétait dans le parti-pris harmonique schizophrène entre radicalité, accessibilité mélodique et segments expérimentaux. Le nouveau chapitre ouvert par le Scandinave est marqué par une collégialité qui tranche avec le binôme exclusif qu'il formait précédemment avec l'ancien batteur de Leprous Tobias Ornes Andersen. Dans "Arktis", Ihsahn est entouré d'Einar Solberg (Leprous) et Matt Heafy (Trivium) aux chants et de Jørgen Munkeby au saxophone (Shining).
Par sa bichromie, la couverture d'"Arktis" représentant l'explorateur norvégien et prix Nobel 1922 Fridtjof Nansen dont les aventures ont inspiré Ihsahn, symbolise la dichotomie claire-obscure qui nourrit l'album. "Arktis" porte le sceau d'Ihsahn, cette signature reconnaissable entre mille portée par sa voix bouleversante, écho dans un seul souffle de toutes les souffrances de l'humanité. Mais Ihsahn a su, une fois de plus, faire évoluer ses créations, sans se dévoyer, pour les amener vers des modalités plus abordables en termes de structures et d'harmonies. Il privilégie les formats traditionnels et immédiats de type chanson selon un canevas couplet-refrain-solo de guitare-pont souvent reconduit plutôt que les grandes inspirations avant-gardistes d'antan, les profondeurs ténébreuses abyssales ou les expérimentations improvisées.
Tous les morceaux d'"Arktis" offrent un point d'ancrage pour capter l'attention sous forme d'idées mélodiques qui forent profondément la boite crânienne et qui apportent un contraste de clarté à la rudesse d'un metal aux tonalités sombres. Jamais les chants, qu'ils soient gutturaux ou clairs, mélancoliques (les formidables apparitions d'Einar Solberg sur 'Disassemble' et 'Celestial Violence'), entremêlés ('In The Vaults') ou puissants ('Mass Darkness'), n'ont balayé un spectre mélodique aussi étendu que dans "Arktis". Ihsahn use de tous les artifices et de toutes les contributions pour porter sa musique à son plus haut degré de métissage progressif, comme avec les étonnants motifs electro de 'South Winds' ou les apaisantes phrases jazz de saxophone de Jørgen Munkeby dans la ballade 'Crooked Red Line'.
Le talent du Norvégien est particulièrement éloquent quand il s'agit de faire cohabiter en cohérence sa filiation extrême ('Pressure') et expérimentale ('Frail') avec les mélodies marquantes de chansons orchestrées et accessibles ('South Winds', 'In The Vault'). Même quand Ihsahn puise dans ses racines musicales de jeunesse une collection de riffs heavy tranchants il les immerge dans un environnement hétérogène où la chaleur des orgues et des claviers analogiques (dont le Moog qui remplace la basse sur tout le disque) côtoie l'électronique ('My Heart Is Of The North' ou 'Until I Too Dissolve'). Il se fait l'orfèvre des apothéoses déchirantes d'émotion ('Celestial Violence') et des atmosphères envoûtantes, comme celle de 'Until I Too Dissolve' que n'aurait pas renié un Devin Townsend ou la fin de 'My Heart Is Of The North' qui s'épanouit dans une ambiance rappelant Carptree.
Si "Arktis" est le choix d'une écriture plus structurée, il n'est pas pour autant celui de la simplicité car le Norvégien s'impose une discipline mélodique et progressive auparavant jamais atteinte sans rogner sur son écriture exigeante et unique. Vegard Sverre Tveitan fait partie des quelques artistes majeurs capables de redéfinir inlassablement les contours et les reliefs de leurs territoires musicaux en se jouant des conventions. "Arktis" est l'opus le plus abordable d'Ihsahn, et la porte d'entrée idéale d'une œuvre déjà monumentale.