Don Van Vliet, alias Captain Beefheart, écorché vif aussi fantasque que fantomatique, est une figure incontournable des années 60 et 70. A l'inverse de son ami de jeunesse, Frank Zappa, génie des six cordes, il n'a pas une grande habileté technique (à l'exception de son harmonica), mais est capable de moduler sa voix comme il l'aurait fait d'un instrument. Autour d'un Magic Band, dans lequel on retrouve un tout jeune Ry Cooder, et malgré quelques difficultés à être produit, il va accoucher en 1967 d'un premier album aux confins du blues, ''Safe As Milk''.
Pour ceux qui connaissent l'œuvre iconoclaste du chanteur-peintre, ce premier essai reste assez sage et ne s'aventure guère dans des méandres expérimentaux et avant-gardistes de ''Trout Mask Replica''. Des morceaux comme le blues 'Where There's A Woman', le R'n'B 'I'm Glad' ou l'hymne sudiste 'Sure 'Nuff'N Yes I Do' constituent des vignettes culturelles de l'époque et Captain Beefheart montre déjà sa soif d'éclectisme. D'autres morceaux mêlent agréablement les références, comme la charmante ballade psychédélique hommage au pays d'Oz 'Yellow Brick Road' (dont le refrain sauvage tranche dans le lard à grands renforts de guitare), ou le blues aux accents country 'Plastic Factory'.
Pourtant ce qui distingue Captain Beefheart du tout-venant, c'est bien cette voix si particulière, autant implorante qu'éructante, sur 'Electricity', ou hurlant à la mort sur le classique 'Zig Zag Wanderer', amplifiée par la pompe à basse ou comme sur 'Out Boogie' (où une sensibilité classique s'oppose à des riffs hard). La musique fait parfois figure de satellite de la voix comme sur 'Grown So Ugly' où cette dernière se révèle métronome, ou comme sur le psychédélique à la sauce tribale 'Abba Zabba'. Les paroles sont tantôt autobiographiques (comme sur 'Sure 'Nuff'N Yes I Do, qui compare l'arrivée de Beefheart dans le monde de la musique à une tornade, ou sur 'Yellow Brick Road'), surréalistes ('Electricity') tout autant que fantaisistes, jouant beaucoup sur les sonorités des mots (''Babette Baboon'' sur la darwinienne 'Abba Zabba' ou ''You can zig, you can zag" sur 'Zig Zag Wanderer').
Ce premier essai passera injustement inaperçu, le Capitaine ayant toujours établi une relation très houleuse avec son pays de naissance, mais il est juste de considérer qu'avec "Safe As A Milk", Captain Beefheart savait qu'il défrichait l'espace musical américain, ce qu'il fera de manière plus radicale sur son album suivant (les mauvaises langues diront qu'au passage, il enterrera même cet espace). Enthousiaste, John Lennon collera deux stickers à l'effigie d'un bébé avec la mention du titre de l'album, chez lui. La porte d'entrée d'un navire démentiel sur lequel son capitaine rivalise de bruit avec la tempête.