Depuis la création du groupe il y a vingt ans, Deftones n'a eu de cesse, quelles que soient les épreuves, de poser de nouveaux jalons pour élargir, album après album, l'étendue de son territoire musical. Avec "Koi No Yokan", les Californiens offraient en quelque sorte un panorama affirmé et global de leur style à la fois unique et audacieux. Entre temps, le groupe se perd dans divers projets (un album de faces-B est entrevu et l'album "Eros" s'affiche de plus en plus comme une arlésienne) et certains membres s'émancipent dans d'autres formations (Chino Moreno dans Crosses, Team Sleep et Palms et Stephen Carpenter dans Sol Invicto). Trois ans presque jour pour jour après le décès de leur bassiste Chi Cheng, le huitième album "Gore" sort dans un contexte plutôt électrique au sein du groupe.
"Gore" reprend là où nos souvenirs de "Koi No Yokan" s'étaient arrêtés. Cela commence avec deux titres qui mettent en avant des ambiances capiteuses, dont le groupe et son magicien des samples Frank Delgado se sont rendus orfèvres, avec 'Prayers/Triangles' qui se nourrit d'une new wave froide et enivrante et un 'Acid Hologram' aux atmosphères chargées et lourdes. Comme par effet de miroir on retrouve ces modalités ailleurs dans l'album. Tout d'abord, 'Phantom Bride' aux accents psychédéliques, qui pousse l'exubérance de ses mélodies pour sonner presque pop, et qui se termine dans une apothéose démoniaque emmenée par la sérénade soliste de Jerry Cantrell (une première pour le groupe). Puis, 'Hearts/Wires', véritable ascension émotionnelle post-rock dans laquelle l'interprétation de Moreno est poignante, et l'étouffante '(L)mirl', qui allie les composantes atmosphériques et expérimentales de Deftones dans un morceau qui rappelle A Perfect Circle.
Si Deftones s'amuse à troubler l'auditeur en le guidant sur de fausses pistes, à commencer par cette étonnante dichotomie entre le titre de l'album et sa pochette ou les choix des intitulés de titres indéchiffrables, il ne ment pas sur ses intentions profondes quand celles-ci sont plus directes. Intercalés entre les passages sophistiqués cités précédemment, surgissent des morceaux puissants et heavy ('Geometric Headdress', 'Rubicon', 'Xenon'), dopés à la guitare huit-cordes et abrasifs comme du sludge ('Doomed User'), dans lesquels les mélodies et les refrains sont particulièrement efficaces. On y retrouve le sceau immédiatement identifiable du groupe, la pesanteur latente qui en émousse l'excès de tranchant, et cette signature vocale unique, plaintive et envoûtante de Moreno. "Gore" est aussi l'expression de la pure rage sans artifice, c'est-à-dire avec un apport mélodique minimaliste, avec le bien nommé titre éponyme, qui finit sur un rallentando éléphantesque.
En composant un album dense, nuancé et homogène dans sa tonalité sombre, Deftones ne partait pas avec l’ambition de faire de "Gore" son œuvre la plus abordable. Comme il a pu inspirer un sentiment de réserve de la part de son propre guitariste Stephen Carpenter, l’album risque de ne pas faire l'unanimité parmi ceux qui pensent encore que Deftones fait du nu metal, mais pour peu que l’on adhère à cette orientation, l’immersion dans "Gore" sera profonde et exaltante. Que l’expérience "Gore" ne soit que ponctuelle, guidée par le contexte actuel qui entoure le groupe, ou que l’empreinte du changement soit plus profonde, Deftones cultive son originalité et apparaît de plus en plus comme inclassable.