Ceux qui, attirés par la présence (trompeuse) d'une jeune femme derrière le micro, s'attendaient à picorer dans les entrailles de cet "Isolation Poetry" inaugural un peu de douceur, en seront bien entendu pour leur frais ! Point de tendres et romantiques mélopées ici, mais au contraire une diarrhée bestiale régurgitée par un organe d'outre-tombe dont il faut savoir qu'il est celui d'une chanteuse, la féroce et néanmoins sympathique Myriam Fisher en l'occurrence !
Ce n'est d'ailleurs là pas la seule surprise que nous réserve ce premier méfait de Derealized, jeune horde qui a vu la nuit à Besançon en 2014. Martelant un art noir puissamment sombre, à la fois écartelé par des influences death metal et gonflé d'une sève progressive, le quatuor enfante un magma dont l'évidente complexité ne l'exonère en rien d'une brutalité aussi millimétrée que ténébreuse. S'il témoigne à nouveau que le temps des premiers pas maladroits, ramollis par une prise de son faiblarde, est bel et bien révolu, "Isolation Poetry" fait partie de ces opus que de multiples plongées dans ses ombrageuses arcanes conditionnent une juste et globale appréhension, faute de quoi il est aisé de rester au bord du chemin en n'ayant pas tout compris de cette cascade haineuse et technique.
Bref, du haut de ses plus de 50 minutes d'agression tendue et serrée au compteur, cet ambitieux exercice se mérite, ouvrant les vannes d'une noirceur bouillonnante, qui couve dans l'intimité caverneuse de compositions dont les nombreux pans se chevauchent comme des plaques tectoniques. Propulsé par des blasts métronomiques, ces pièces massives taillées dans un bois tranchant serpentent à travers un labyrinthe d'ambiances que fracturent des breaks à foison ('A Late Letter'). Quelques rais de lumière salvateurs que ne renierait pas Opeth ('Hollow') permettent heureusement de reprendre son souffle, maigre respiration, à l'image du court instrumental 'Cover My Eyes', que tapissent toutefois des couleurs crépusculaires, au milieu de ce torrent de violence (presque) ininterrompue qui emporte tout en une épaisse coulée de sang.
Tour à tour remparts d'une forteresse cyclopéenne ou pinceaux trempés dans de sourdes mélodies ('Isolation Poetry'), les guitares tissent un maillage d'une redoutable intensité que soulignent les growls échappés des profondeurs d'un gouffre de négativité. Ni approximation ni faiblesse ne viennent miter ce canevas parfaitement équilibré entre arabesques tentaculaires et atmosphères qui bourgeonnent de sentiments écrits avec une encre noire indélébile. Les ayatollahs de l'orthodoxie feront sans doute la gueule. À tort, car cette effrontée virtuosité ne rend le black metal gravé par Derealized que plus foudroyant, comme l'illustrent un 'Devil's Got Green Eyes' tumultueux ou ce 'Torment's Work' aux lourdes racines death metal. De cette architecture alambiquée jaillissent des instants de grâce mortifère, témoin l'immense 'The Opium Den', lequel résume en un peu plus de huit minutes une signature d'une foisonnante richesse.
Premier album aux allures de coup de maître, "Isolation Poetry" est l'acte de naissance d'un groupe promis à un très bel avenir.