Qu'il semble loin le temps de la démo "Tristesse Hivernale" où Alcest avait alors pleinement sa place au sein de la chapelle noire, au milieu des autres groupes du label Drakkar Productions. S'il y aura bien encore quelques (rares) ayatollahs pour regretter cette époque, force est de reconnaître que le groupe a su évoluer avec intelligence et délicatesse, larguant en fait très vite les amarres pour accoster des rivages de plus en plus aériens, plus personnels également, au point de devenir à son tour une référence, son écriture unique entre black évanescent et post rock désenchanté aux confins d'un shoegaze plus déchirant que misérable, désormais pillée mais (forcément) jamais égalée.
Neige, son créateur, a su au fil des années et des offrandes, peaufiner son art sans gommer son âme ni copier telle formation à la mode - quoique certaines références soient décelables, lesquelles affleurent plus qu'elles ne le façonnent - pour au bout du compte, fixer sa signature reconnaissable entre mille, autant grâce à son chant clair d'une fragilité vespérale qu'à ses lignes de guitare dont la cosse de noirceur qui les corsète ne les empêche pas de s'envoler très haut vers des sphères inconnues. Si chacun de ses opus se révèlent dans leurs différences, ceux-ci n'en forment pas moins, pierre par pierre, un ensemble homogène, tertre nimbé d'un voile de brume dont on distingue peu à peu les contours.
Ainsi, à l'irradiant "Shelter" succède en ce début d'automne 2016 le très attendu "Kodama", ni resucée de son prédécesseur ni regard plus loin en arrière vers "Ecailles de Lune" ou "Les Voyages de l'âme" et ce, en dépit du retour affirmé du chant black et de l'érection de modelés aux traits appuyés. Comme le suggère son nom, qui peut signifier l'esprit de l'arbre ou écho, ainsi que son visuel, ce cinquième album puise dans la culture japonaise à la fois certaines de ses couleurs et surtout une forme de spiritualité fantomatique. Cette inspiration détermine les accents lumineux, néanmoins conjugués à une force ténébreuse d'une œuvre toute en clair-obscur, tout du long écartelée entre ombre et lumière, entre rage et sérénité.
Si la batterie pulsative du fidèle Winterhalter ('Oiseaux de proie') et ces éruptions de six-cordes ferrugineuses combinées à ces saillies vocales hurlées ('Eclosion') diffusent une obscurité volatile, la voix claire et les lignes de guitare pointillistes du maître des lieux sont les faisceaux d'une douce clarté que souligne sur le titre éponyme la présence spectrale de Sylvaine avec laquelle Neige a d'ailleurs collaboré sur "Wistful". A ce titre, il nous faut insister sur cette tessiture vocale d'une belle variété, qui a certes toujours été soignée mais qui atteint dans le cas présent une dimension quasi divine.
Alternant longues pièces, écrins de trésors nichés dans les replis de leur intimité, à l'image de la démentielle ouverture éponyme ou de 'Je suis d'ailleurs', et respirations plus courtes ('Untouched', 'Onyx'), "Kodama" a quelque chose d'un voyage dont la durée resserrée ne le rend que plus intense, vibrant d'une émotion volcanique et néanmoins presque insaisissable. Là réside toute l'ambivalence plus que jamais affirmée d'une écriture qui constamment nous échappe au moment où l'on croit la cerner... Là réside aussi son caractère finalement unique qui laissera toujours Alcest planer très haut au-dessus du bataillon de ses suiveurs de plus en plus nombreux.
Miraculeux, cet opus ouvre encore de nouveaux horizons pour ses auteurs qui continuent d'avancer, de progresser, les entraînant le long d'un chemin passionnant à suivre.