En raison de problèmes contractuels, l'accouchement de "Darkness On The Edge Of The Town" (1978) fût une épreuve douloureuse pour Bruce Springsteen. Certes, les séances d'écriture ont permis la création d'environ 70 titres et l'album a bénéficié d'une bonne réception, que cela soit au niveau des critiques ou des ventes, mais l'ambiance générale de l'opus s'en est ressentie. Animé de sentiments plus optimistes, le Boss s'apprête à sortir son nouveau disque qui doit s'intituler "The Ties That Bind" et se veut d'une humeur générale plus enjouée. Pourtant, l'artiste ne peut s'empêcher de replonger dans les titres écrits pour le précédent album et il décide finalement que certains doivent absolument paraître. Cette décision est également le fruit d'une prise de conscience quant au fait que la vie est une aventure composée de moments plus ou moins positifs et qu'il faut apprendre à vivre avec les bons comme avec les plus tristes. C'est donc sous le format d'un double album que parait finalement "The River", nouvel opus de l'homme du New Jersey.
S'appuyant sur une formation toujours aussi stable, au sein de laquelle Steve Van Zandt a désormais pris toute sa place, Bruce Springsteen va s'atteler à alterner les titres enjoués, voire festifs, et d'autres compositions plus intimistes et/ou mélancoliques. Avec son refrain obsédant et sa batterie pataude, 'The Ties That Bind' lance le premier disque dans une ambiance folk et enjouée. Il sera accompagné dans ce style par des titres tels que 'Sherry Darling' et son saxophone en fusion, l'énergique 'Out In The Street' sur lequel les harmonies vocales de Steve Van Zandt imposent leur marque de fabrique, ou un 'Crush On You' simple et accrocheur. Difficile également de ne pas citer le cinglant 'Jackson Cage' traduisant la marque irréversible que la société peut nous apposer selon nos actes passés. De son côté, 'Hungry Heart' se fait plus léger et sera le premier single à succès de Bruce Springsteen. Il est amusant de constater que ce titre était originellement destiné aux Ramones, et que c'est Jon Landau qui a eu la bonne idée de convaincre le Boss de le conserver.
Au milieu de titres majoritairement dynamiques, viennent se glisser quelques pièces plus délicates traitant de tranches de vie ('Independence Day' sur le départ d'un fils du domicile parental) ou de sujets de société plus profonds (le titre éponyme inspiré par le couple de la sœur de l'artiste frappé par la crise et devant faire face au chômage).
Comme une forme de contrepoids, le second disque donne plus de place à des titres mélancoliques. Quelques moments plus enjoués réussissent cependant à apporter un peu de fraîcheur tels l'imparable et obsédant 'Cadillac Ranch', ou les entraînants 'I'm A Rocker' et 'Ramrod' avec leurs claviers aux sonorités amusantes. Peu habitué à traiter de ce sujet, le Boss s'étend régulièrement sur les amours blessées. Les mid-tempi 'Point Blank' et 'Fade Away' regrettent des histoires terminées pour le premier ou luttent désespérément pour empêcher leur fin pour le second. Plus épuré, 'Stolen Car' constate l'échec d'un mariage, alors que 'Drive All Night' s'entend sur un amour perdu mais vivace durant plus de 8 minutes. Plus classiques dans les sujets abordés, 'The Price You Pay' et 'Wreck On The Highway' maintiennent cependant le niveau d'émotion à son point le plus élevé.
Au bout du compte, malgré le côté imposant de son format, "The River" se révèle captivant de bout en bout. L'alternance des thèmes abordés, des tempi utilisés et des ambiances maintient l'attention en éveil sans temps mort. L'apport d'un peu de légèreté est un plus, d'autant qu'elle ne fait pas preuve de mauvais goût, alors que les titres plus mélancoliques sont de nouvelles preuves du talent de conteur de Bruce Springsteen. Que le sujet traite de sentiments amoureux ou de thèmes sociaux, le chanteur est à chaque fois capable de toucher l'auditeur au plus profond de ses sentiments.