Les qualités et le succès de "Eat A Peach" (1972) ont presque réussi à faire oublier que le Allman Brothers Band venait de vivre un véritable drame avec la perte de son leader, Duane Allman. Pourtant, cette disparition a profondément traumatisé le groupe, et certains de ses membres en particulier. C'est le cas du bassiste Berry Oakley qui sombre dans l'alcool et la drogue et finit par se tuer, lui aussi, dans un accident de moto. Le visage du sextet se retrouve donc fortement modifié alors que l'enregistrement du nouvel album a déjà commencé. Duane n'a pas été remplacé puisque c'est le pianiste Chuck Leavell qui est recruté, laissant Dickey Betts comme seul guitariste. Ce dernier s'affirme également comme le nouveau leader naturel du groupe, prenant ainsi en charge une grande partie du processus de composition. Gregg Allman ayant lui aussi quelques problème d'alcoolisme et enregistrant en même temps son premier album solo ("Laid Back"), il laisse naturellement son compère endosser ces nouvelles responsabilités. Enfin, c'est le bassiste Lamar Williams, qui enregistrait également avec Gregg, qui prend la place de Berry Oakley. La communauté gravitant autour du groupe étant vaste, les guitaristes Les Dudek et Tommy Dalton viennent également donner un coup de main sur quelques titres.
C'est dans cette ambiance intégrant le deuil commun dans une collectivité mêlant travail et vies familiales que sort "Brothers And Sisters", premier opus sans Duane Allman et dernier avec Berry Oakley. Comme "Eat A Peach" l'avait déjà laissé entrevoir, l'influence country apportée par Dickey Betts se développe au sein des compositions. La paire 'Wasted Words' / 'Ramblin' Man' qui ouvre l'album est significative de cette évolution. Le premier bénéficie de superbes intervention de slide et de duels entre le piano et la guitare qui illumineront régulièrement la suite de l'album. Le second est probablement le plus gros tube de toute la carrière du groupe. Inspiré par Hank Williams et bénéficiant des harmonies de guitares rendues possible par la présence de Les Dudek, ce single est hyper entraînant et totalement imparable. Derniers morceaux enregistrés avec Berry Oakley, ils lancent "Brothers And Sisters" sur des rails qu'il ne quittera plus et qui le mèneront vers un nouveau succès plus que justifié.
L'autre sommet de cet opus est l'instrumental 'Jessica', hommage à Django Reinhardt qui s'étire sur plus de 7 minutes dans une ambiance de jam typique de ce que le groupe a déjà souvent offert auparavant. D'une bonne humeur contagieuse, ce titre a été inspiré à Dickey Betts par sa fille qui sautillait autour de lui pendant qu'il composait. La qualité du reste de l'album oblige à citer les autres titres qui se révèlent aussi variés qu'enthousiasmants. Dans une ambiance southern, 'Come And Go Blues' replonge dans l'identité originelle du Allman Brothers Band, enrichi par un joli solo de piano. L'exercice traditionnel de la reprise est ici réalisé avec le 'Jelly, Jelly' de Trade Williams et permet au groupe de laisser parler ses origines blues tout en multipliant les soli gorgés de feeling. 'Southbound' se fait plus rock'n'roll et la complicité entre Betts et Leavell fait encore des étincelles. Enfin, 'Pony Boy' vient clôturer ce voyage avec un country-blues acoustique contant l'histoire vrai d'un oncle de Betts tellement drogué qu'il s'en remet à son cheval pour le ramener à la maison.
Loin de se laisser abattre par l'acharnement d'un destin contraire, le Allman Brothers Band semble y puiser une énergie et une inspiration sans limite. Avec "Brothers And Sisters", les Géorgiens offrent un nouvel album incontournable, délicat équilibre entre tradition et évolution. Les changements de line-up imposés par les décès se révèlent être l'occasion d'ouvrir de nouvelles opportunités, que cela soit au niveau du son du groupe ou de compositions qui sont le fruit d'un nouvel équilibre entre ses différents membres. Comme tous ses prédécesseurs, cet album s'impose comme une œuvre indispensable pour tous les amateurs du groupe et de sa musique.