Depuis plusieurs albums, Bruce Springsteen a prouvé qu'il était un artiste hors norme. Et si le succès fait désormais partie de sa vie, ce n'est surement pas au détriment de son intégrité. Après un double album ("The River" - 1980), le revoici avec un nouveau format de disque ne respectant pas les codes du marketing musical : un opus entièrement acoustique. Le plus surprenant, c'est que tout ceci n'était pas prévu à l'origine. Quand le Boss s'est enfermé pour saisir ses compositions sur un simple enregistreur de cassettes à quatre pistes, l'objectif était juste d'apporter un support audio sur lequel le E-Street Band puisse s'appuyer lors des séances en studio. C'est d'ailleurs ce qui s'est passé, sauf qu'à l'écoute du résultat des enregistrements, l'homme du New-Jersey n'a pas retrouvé l'authenticité qui ressortait de ses premières bandes. Une fois de plus, il a fini par convaincre sa maison de disques de faire paraître cet opus tel qu'il le souhaitait, sans compromission et avec un maximum de prise de risque.
Et pourtant, "Nebraska" va encore se révéler comme un monument de la carrière de Bruce Springsteen. Uniquement accompagné de sa guitare et de son harmonica, le chanteur va à nouveau faire parler son talent de conteur dans des conditions minimalistes qui ne pouvaient pas mieux coller aux thèmes abordés sur les dix titres proposés. Dans une ambiance en parfaite harmonie avec sa pochette, cet opus est une œuvre épurée, sombre et sans fioriture. Une fois de plus, l'artiste parle des classes dites laborieuses, les blue collars comme on les appelle aux Etats-Unis. Il conte même de véritables histoires, comme celle de ce tueur en série de 19 ans, Charles Starkweather, qui a été condamné à mort et qui relate ses aventures à un policier en attendant son exécution ('Nebraska'), ou celle de Joe Roberts, honnête policier qui laisse son frère s'échapper après que celui-ci ait commis un meurtre ('Highway Patrolman'). Le chant est émouvant et profond, rendant les récits poignants et prouvant que le Boss n'est pas que le hurleur dans le rôle duquel certains voudraient le cantonner.
La qualité de l'interprétation vocale est d'ailleurs l'un des points les plus impressionnants de cette œuvre, traduisant à chaque fois l'émotion avec justesse, ajoutant des plaintes derrière une guitare plus incisive sur le single 'Atlantic City', mélange de fatalisme et de détermination, ou faisant preuve d'une douceur mélancolique sur le délicat 'Mansion On The Hill'. Il est également subjuguant de constater comme, malgré son format, cet opus maintient en permanence une dynamique qui garde l'attention en éveil et capte l'auditeur à chaque nouvelle histoire. Difficile de trouver un meilleur moyen d'éveil des consciences à la détresse des classes les moins aisées de la société américaine. Et en même temps, il émane une telle force de ces vies, une telle énergie traduite par la guitare dynamique de 'Johnny 99', histoire d'un ouvrier automobile condamné à 99 ans de prison après avoir tué un homme alors qu'il se trouvait en état d'ivresse pour oublier son récent licenciement. Il y aussi ces cris traduisant la folie de cet autre travailleur qui perd la raison et assassine femme et enfant avant de se suicider ('State Trooper'). Et puis il y a l'espoir qui refait surface en fin d'album avec le bien nommé 'Reason To Believe', rayon de lumière au bout de ce tunnel grisâtre.
Avec "Nebraska", il semble qu'aucun format ne puisse empêcher le Boss de transmettre toutes les émotions qui peuplent ses chansons. Chansons qui sont en fait de véritables histoires dont l'authenticité prend toute son envergure en acoustique. Ce n'est pas par hasard si une ombre fugace des plus grands passe sur certains titres (Bob Dylan sur 'My Father's House' ou Chuck Berry sur 'Open All Night'), et pas non plus une surprise que certains se soient emparés de chansons de cet opus, comme Johnny Cash qui s'appropriera 'Johnny 99', ou Sean Penn qui fera un film de 'Highway Patrolman'. Bruce Springsteen est désormais le Boss et personne ne pourra plus lui retirer ce titre qu'il mérite sans conteste.