Dans les années 70, les groupes anglais, italiens, français et allemands s'enivraient à la fontaine du rock progressif. Dans l'ombre, surveillés par la Securitate de Nicolae Ceaușescu, deux groupes roumains tentaient de vivre leur vie de musiciens : Sfinx de Bucarest et Phoenix, originaire de Timișoara (ce groupe sera curieusement rebaptisé Transsylvania Phoenix). Le pouvoir répressif interdisait toute influence musicale extérieure émanant de l'Ouest, au profit de la culture folklorique roumaine. Au lieu de brider le groupe, cet obstacle lui a donné des ailes pour composer son troisième album, ''Cantafabule'', sur les cendres d'un opéra rock dont le livret avait été volontairement égaré par les censeurs. À noter qu'une erreur d'écriture au moment de l'impression de la
pochette a longtemps fait croire que le titre était 'Cantofabule'.
Le concept de ce double album repose sur l'évocation d'un bestiaire réel ou imaginaire s'achevant par l'arrivée étincelante du phénix, symbole de l'éternel recommencement (l'ultime morceau reprend d'ailleurs le thème de la première piste). Pour cette plongée dans ce qui prend une apparence mystérieuse ou ésotérique, Phoenix jouit de deux musiciens hors-pair. Nicolae Covaci, membre fondateur du groupe et guitariste soliste, maîtrise tout aussi bien l'acoustique que l'électricité. Ce disciple de Raiden lance de foudroyants soli de guitare nous faisant amèrement regretter que ce musicien ait été oublié par l'histoire du rock. La voix du Phoenix en la personne de Mircea Baniciu possède une tessiture remarquable. Capable d'user d'une voix rocailleuse, possédant un charme d'outre-tombe, elle sait se faire ensorcelante, et l'auditeur ignorant les rudiments de la langue roumaine ne se trouve pas tout à fait en territoire inconnu, cette langue possédant des ressemblances vocales avec les subtilités sonores du français et les accents ensoleillés de l'italien.
"Cantafabule" s'articule autour d'un folk traditionnel avec ses instruments acoustiques (la flûte sur 'Vasiliscul Si Apida' ou 'Norocul Inoragului', la guitare sur 'Stima Casei' et autres percussions) et d'un rock progressif plus fougueux, où même les ballades menacent de s'enflammer ('Sirena', 'Scara Scarabeului' avec la basse ronde de Iossif Kappl). Pink Floyd (à l'écoute de 'Zoomahia', Phoenix serait tombé sur un exemplaire de "Dark Side of the Moon'"et plus particulièrement de 'On The Run') et Uriah Heep ('Uciderea Balaurului') semblent d'évidentes influences, mais le groupe a suffisamment d'originalité pour ne rien devoir à personne. Le vertigineux 'Invocatio' est hanté par la voix menaçante de Mircea Baniciu et la guitare tourbillonnante. Si Phoenix s'octroie de légères pauses, l'ascension reprend, imperturbable. 'Pasarea Calandrinon' qui débute par un piano jazz prend des chemins escarpés, guidé par la voix harmonieuse et la guitare. 'Pasarea Roc...k And Roll' suit des chemins de traverse expérimentaux avec son introduction avant de retrouver le chemin d'un hard rock musclé.
''Cantafabule'', s'il avait été anglais, serait un album de chevet. Au lieu de cela, l'infortuné Phoenix a été victime de son époque. Après avoir été officiellement interdit de concert, Nicolae Covaci a décidé, au péril de sa vie, de fuir avec certains des membres du groupe en Allemagne de l'Est, emportant dans sa poche un chef-d'œuvre ultime.