Enivré du relatif succès de ''Free Hand'', Gentle Giant a décidé de régler ses comptes avec ceux qui l'ont éloigné du succès (journalistes et ancienne maison Vertigo) en prenant directement la parole sur son nouvel album. Le bien nommé "Interview" se présente comme un concept-album dont le fil rouge est une interview du groupe. Si le procédé peut apparaître à première vu bancal, le groupe a pris le soin de ne sélectionner que les questions, nous laissant découvrir les réponses en musique. Le procédé n'est pas dépourvu d'humour comme le prouve la polyphonie de réponses inaudibles à la question : "Comment résumeriez-vous votre musique ?", preuve d'une richesse sonore défiant la norme.
Le groupe se montre comme à ses plus belles heures, imprévisible. La musique de Gentle Giant est un véritable fleuve : le thème s'écoule paisible ou déchaîné avant qu'un bras se sépare du cours principal, se perde en quelques cataractes avant de rejoindre le lit majeur. Même le plus avisé des prophètes ne saurait où pourrait le mener la piste éponyme, avec ces accents tantôt rock, tantôt jazzy, et ses moments plus expérimentaux (Spock's Beard rendra hommage à ces bruits hétéroclites et inquiétants dans l'introduction de 'Thoughts'). Que dire de 'Design' qui débute de manière solennelle, chœurs à l'appui, avant de prendre un chemin acoustique minimaliste et de s'achever dans une ambiance de samba ? Même le morceau le plus faible de l'album, 'Timing', possède des soli de violon et de guitare intéressants, ce qui offre une nouvelle définition du mot faiblesse.
'Give It Back', 'Empty City' et 'I Lost My Head' sont quant à eux la réponse à ceux qui dédaignent le Gentil Géant, un groupe de doux dingues, amateurs de merveilleux médiéval, ce qu'ils n'ont jamais été. Gentle Giant ne veut pas se limiter à une étiquette et sait avec sagesse s'éloigner de son genre de prédilection, comme par exemple sur le reggae 'Give It Back'. Bien entendu le reggae par Gentle Giant n'accuse aucune ressemblance avec son cousin jamaïcain (pour le plus grand bonheur de nos oreilles). 'Empty City' est hanté par ses chœurs solennels et le chant hargneux de Derek Shulman. Après des pistes plus urbaines, 'I Lost My Head' retrouve la fraîcheur médiévale des origines et conclut l'album sur une note ultime. Kerry Minnear pose sa voix reconnaissable entre mille sur une mélodie douce, ponctuée par les accents de flûte jouée par Gary Green et les percussions plus entraînantes de John Weathers. Et le morceau de se mouvoir en hard-rock puissant, prenant le contre-pied de la partie précédente, mené par la voix venimeuse de Derek Shulman. Gentle Giant réalise à nouveau un morceau de rock progressif pur et dur, pour ceux qui en doutaient.
''Interview'', au-delà de son aspect ludique finalement très minoritaire, est un album sérieusement ficelé. Il est dommage que l'accueil du public ait été si tiède, le groupe avait réussi son ascension de l'Everest dans l'obscurité, très éloigné des stroboscopes et des paillettes.