The Residents, ce groupe d'anonymes globes oculaires, vient d'enregistrer ce qui devait être son second album en 1974. Mais considérant que le public n'est pas prêt à l'écouter, l'opus est mis sous verrou et sortira quatre années plus tard sous le nom de ''Not Available''. Pour l'heure, ces mystérieux musiciens s'attellent à un album-concept particulier : marier de force le rock'n'roll et le nazisme.
La pochette a bien entendu déclenché la fureur des disquaires. Dick Clark, l'un des présentateurs de télévision les plus populaires de la jeunesse de l'époque, est affublé d'un uniforme nazi (et d'une carotte). Derrière lui, plusieurs Adolf Hitler, habillés en homme et en femme essaient lamentablement de danser. Des stickers de censure viendront parsemer la pochette, ce qui alimentera la publicité de cet album. Comme le fera plus tard Laibach, le but n'est pas de choquer mais de susciter la réflexion, quitte à laisser le public développer de délirantes théories : les Nazis auraient donc crée le rock 'n' roll pour pervertir les Américains ?
L'album est découpé en deux longues pistes d'une durée moyenne de 17 minutes. Les deux titres poursuivent l'esprit potache du groupe ('Swastikas On Parade', 'Hitler Was Vegetarian'). L'esprit militaire est bien respecté avec des batteries martiales, des bruits d'explosion, de survol d'hélicoptères ou de fusillade. On y retrouve un long medley des morceaux les plus emblématiques du rock 'n' roll, autopsiés in vitro dans l'ambiance d'une cave sordide. Si la première chanson est une réappropriation en allemand du célèbre twist de Chubby Checker, suivie automatiquement des bruits de porc et de flatulences, le langage de Goethe ne fera guère d'autres incursions sur l'album (à l'exception de l'opératique 'Papa's got a brand new bag').
Si certains morceaux sont difficilement reconnaissables ('The Letter' et 'Light My Fire' en raison de leur chant éraillé et inquiétant, 'I Want Candy', noyé sous les cuivres), les autres se révèlent plus facilement identifiables. A une horrible voix de canard et à un clavier désaccordé succède l'air de 'Horse With No Name' d'America. 'In-A-Gadda-Vida' par ses orchestrations cauchemardesques souligne les accusations de satanisme subies par l'original (le morceau est ironiquement enchaîné à 'Sunshine Of Your Love', qui ressemble à l'identique au précédent et 'Hey Jude' avec son clavier, sa guitare et ses chœurs plutôt sales). Sur un rythme enjoué 'Yummy, Yummy' ressemble à une complainte de psychopathe cannibale (d'autant qu'en fin de course, la voix est volontairement accélérée) avant de se perdre dans des chœurs menaçants. Parfois, le chant est volontairement accentué pour révéler des paroles plutôt mièvres : '96 Tears' ou 'It's My Party' qui jouent avec le champ lexical des pleurs. Ambitieusement brève, 'Judy In Disguise (With Glasses)' se démarque du lot en apportant un souffle épique plus proche d'Ennio Morricone.
The Residents se donne le courage de concrétiser son délire expérimental le plus radical : déconstruire le rock 'n' roll. La démarche du groupe pourrait s'entendre comme une véritable dénonciation des maisons de disque qui ont bâti un empire sur les mêmes accords. Ayant pris le parti de l'extrême, The Residents n'évoque-t-il pas une production industrielle de la musique à seule fin de rendements économiques ? Ce constat acide est encore valable aujourd'hui, ce qui prouve les talents de visionnaires de The Residents. ''The torture never stops'' aurait dit Frank Zappa.