A la fin des années soixante, deux musiciens géniaux ont presque en même temps l’idée d’incorporer des sonorités rock à la musique jazz : Miles Davis avec "Bitches Brew" et Franck Zappa avec "Hot Rats". Comme toujours, les puristes crient au scandale et les surdoués comprennent immédiatement les nouvelles possibilités que peut leur offrir ce nouveau courant musical baptisé jazz fusion. Ce club des surdoués compte des pianistes dont Chick Corea et Herbie Hancock, des bassistes comme Stanley Clarke et Jaco Pastorius, des batteurs hors du commun avec pour chef de file Tony Williams et bien sûr des guitaristes. Parmi eux entre autres, John McLaughlin, Al Di Meola, Pat Metheny et Allan Holdsworth, le plus iconoclaste et le plus novateur dans l’approche de la guitare électrique.
Pourtant l’enfant Allan ne voulait pas jouer de guitare. Son truc à lui, c’était le saxophone. Mais ses parents n’avaient pas les moyens de lui payer de sax. La guitare était moins chère. Alors va pour la guitare. Il apprit avec l’aide de son père, pianiste de formation. Et il apprit comme un pianiste, à l’envers de toute méthode d’apprentissage de la guitare : d’abord les gammes et ensuite les accords. Son style inimitable s’est forgé ainsi. Les gammes construisent des accords toujours plus complexes et injouables pour le commun des mortels guitaristes. Et le mediator de la main droite n’attaque qu’une note par corde tandis que la main gauche en joue plusieurs. Associée à des effets de réverbération et de chorus, cette technique de legato dont il est le pionnier lui assure une rapidité et une fluidité lui permettant de sonner comme un saxophone.
En 1976, Allan Holdsworth a trente ans et s’est déjà fait remarquer dans le milieu du jazz fusion comme guitariste de Soft Machine avec l’album "Bundles" et dans l’univers du rock progressif sur notamment l’album "Gazeuse !" de Gong. Cette année-là il enregistre "Velvet Darkness" mais n’est pas satisfait du résultat. L’album sort quand même sans son consentement. Le musicien le reniera toute sa vie, considérant que son premier album solo est "i.o.u" enregistré en 1979 et paru en 1982.
"i.o.u" est la quintessence de la musique d’Allan Holdsworth. Un jazz rock progressif d’une fluidité exceptionnelle, extrêmement technique mais toujours mélodique, basé sur des structures rythmiques sans cesse en mouvement. L’album alterne les pièces instrumentales et les titres chantés par Paul Williams (‘The Things You See’, ‘Checking Out’, ‘Out From Under’, ‘White Line’). Il serait vain de décrire chaque titre de l’album tant la musique d’Holdsworth est subtile et riche et son travail de composition impressionnant. Que ce soit dans les ambiances slow jazz (‘Where Is One’, ‘Shallow Sea’) ou les improvisations jazz rock (‘Letters Of Marque’), le guitariste anglais fait preuve d’une maîtrise insolente du phrasé, innove dans les harmonies et les progressions d’accord, joue avec les intervalles et les hauteurs de note, passant du grave aux aigus en moins de temps qu’il ne faut à son génial batteur Gary Husband pour faire un roulement.
"i.o.u" est la plus belle porte d’entrée dans l’univers d’Allan Holdsworth, guitariste de génie et musicien inventif mais sans doute trop en avance sur son temps. Zappa disait de lui : « il est le guitariste le plus impressionnant de l’univers ». Il eut pourtant jusqu’à la fin de sa vie des difficultés pour payer son loyer. Il n’empêche que les plus grands se réclament de son influence, d’Eddie Van Halen à Steve Vai en passant par Joe Satriani et tant d’autres. Il est le père des shredders et il est grand temps d’écouter ou de réécouter sa musique.