Il a suffi aux Allemands d'un seul album, le premier, pour s'imposer comme le chef de file du (hard) rock vintage. Certains jamais contents ne manquent pas depuis de s'interroger sur ce succès, estimant que le trio ne mérite pas plus qu'un autre cette fulgurante ascension. Pourtant, peut-être plus encore que son prédécesseur, le très justement acclamé "Berlin", "Rough Times" apporte la réponse à cette question. Derrière le caractère basique d'une musique brute de décoffrage, ce qui fait d'ailleurs aussi sa force (nous y reviendrons), est tapie une écriture d'orfèvre qui n'oublie jamais qu'un bon titre est celui qui s'accroche à la mémoire comme une sangsue à la peau.
Pourtant la défloration de cette troisième rondelle laisse tout d'abord un goût amer dans la bouche, surtout pour qui fut témoin des prestations atomiques délivrées sur scène par 'Lupus' et ses sbires. On attend fiévreusement ces saillies guitaristiques dont Kadavar a le secret mais il faut (presque) patienter jusqu'à l'orgasmique 'Die Baby Die', qui n'a pas été choisi pour rien comme premier single, pour voir la température monter d'un cran. Un peu plus loin, 'Tribulation Nation' fait exploser l'érectomètre avec sa rythmique de rouleau-compresseur et son refrain répétitif.
En comparaison, le reste paraît tout d'abord décevant, inachevé, donnant quasiment l'impression que certaines chansons ont été châtrées ('Into The Wormhole'), sont maladroites ('The Lost Child' et son final sifflé) cependant que d'autres ont un air de déjà-entendu ('Words Of Evil') ou paraissent sinon ratées au moins étranges, à l'image de 'A l'Ombre du Temps', conclusion parlée en français qui tombe comme un cheveu sur la soupe.
Mais Kadavar n'est définitivement pas un groupe comme les autres et cet aspect (faussement) mal dégrossi, maladroit, cache en fait un esprit de synthèse admirable qui permet aux Teutons de tout résumer en l'espace de trois ou quatre minutes, rarement davantage, là où nombre de leurs concurrents se laissent entraîner sur de longues routes, endormis par les effluves moelleuses d'une pipe à eau. A ce format resserré s'ajoute une brutalité, qui transpire en premier lieu du jeu de guitare tendu de Lindemann, aboutissant à un rock extrêmement dur, abrupt et minéral.
Comme son nom le suggère, "Rough Times" montre des musiciens qui cherchent de plus en plus à se débarrasser du superflu pour capturer une énergie noire quasi primitive ce dont témoigne l'amorce éponyme, pachydermique et rugueuse. A force d'insister en multipliant les va-et-vient dans les profondeurs de sa caverne intime, cet album finit donc par se livrer dans sa rocailleuse intensité. Les 'Vampires', 'Skeleton Blues' ou 'You Found The Best In Me' écartent ainsi peu à peu leurs lèvres, laissant ruisseler une semence furieusement addictive. Et au final, c'est de ses maladresses et de son caractère plus brut que jamais que "Rough Times" tire sa force, faisant de lui l'œuvre le plus personnelle, la plus torturée de ses créateurs.