Sur les dunes d'une vision hallucinée, les pieds brassant un sable aux reflets noirâtres, un soleil de sang carmin pointant ses rayons sur mon épaule, casque vissé sur les oreilles, les notes coulent dans mes conduits auditifs : une oraison aux forces du mal, une litanie graisseuse, une brise sombre qui libère les sens.
Voici venu le nouveau territoire surréaliste d'Enslaved qui, à l'instar de Isis, Opeth, Orakle, entame un virage à contresens sur l'autoroute du metal poisseux. Dès lors, au lieu d'admirer un nombril glorieux qui pointe vers un passé illustre, la formation s'engage dans une redéfinition systémique de son cadre musical et engendre un ouragan qui envoie valser les cadres qu'elle a construits au fil des années. Avec ces vibrations inconnues, le groupe délaisse ses oripeaux, puis enfile un nouveau costume éclatant.
Au son de divers bruits inquiétants ('Storn Son'), la formation ajoute sa première touche de couleur à cette nouvelle œuvre impressionniste, au concept labyrinthique, touffu et tortueux. Puis, une guitare diffuse des accords doux et mélancoliques ; une nappe sombre souligne l'ambiance inquiétante ; des notes cristallines égrènent des sonorités dissonantes qui bouclent et rebouclent encore et toujours. Le rythme se fait plus précis, les riffs acérés, les chœurs enveloppants et le chant, comme distant. Soudain une voix hargneuse contraste avec cette relative douceur, entonne des cris effrayants.
Les harmonies peu communes sont portées par un nuage de sable, battues par le sirocco elles élèvent les pièces aux mystères transcendants d'une musique qui veut se différencier tout en gardant le fondement sombre de sa parenté noire. La montée en puissance lente et vertigineuse débouche inévitablement sur une cacophonie d'impressions, qui fusionnent et donnent naissance à des couleurs non répertoriées.
S'ensuit une piste plus lourde qui démarre en trombe sur un chemin auquel la formation nous a habitués ('The River's Mouth'), aux variations multiples, pour perdre l'auditeur sur une multitude de corridors oubliés. La piste est ainsi plus facile d'accès, avec ses riffs carrés et sa rythmique précise. Malgré tout, Enslaved se démarque avec des accords clairs qui éclairent leur musique et élargissent leur champ lexical.
Puis vient plus de colère simple ('Sacred Horse'), sans demi- mesure : les accords sont âpres, la voix criarde fait froid dans le dos et les harmonies étranges parsèment l'ouvrage. Mais comme pour encore prendre le style à contre-pied, le groupe nous balance un Hammond qui développe un solo étrange, étranger dans ce paysage désincarné et sombre. La formation de nouveau joue avec les contrastes : sonorités de guitare solitaire légèrement crunchy, le glacé et le sulfureux entre les notes d'une guitare claire et des vibrations crasseuses de six-cordes lourde.
Tel Opeth, Enslaved s'éloigne de son essence musicale, avec un mélange de post et de black progressif qui pourra parfois perdre de son immédiateté et laisser beaucoup de fans sur le bord de la route. Car si "In Times" proposait du Enslaved pur et dur, la présente rondelle éclate les carcans, mélange les genres dans un album concept qui est un mets raffiné parfois difficile à digérer, mais heureusement bien plus épais que le fameux sandwich d'une compagnie ferroviaire française. "E" est un album qui devra être écouté, puis écouté à nouveau pour en saisir la substantifique moelle. A chaque tour il livrera ses secrets les plus intimes, peut-être finalement comme les plus grands albums cultes.