La relation que nous entretenons avec Shining est compliquée, viscéralement liée à la personnalité de Niklas Kvarforth avec lequel le groupe se confond. D'un côté, il y a l'auteur de trois albums, les premiers, qui suintaient un mal-être corrosif comme nous n'en avions alors jamais entendu. Mais il y a aussi à l'autre bout cette figure narcissique, colosse échappé d'une fête foraine, qui aimait se scarifier et mettre en scène sa propre mort.
Ces dernières années, les méfaits se sont enchaînés sans qu'on en retienne grand-chose. Non pas que l'inspiration des Suédois soit en berne, mais leur black metal a finalement perdu en cours de route ce qui faisait son sel, obscur et maladif. Pourtant, on peut reprocher beaucoup de choses au gaillard, mais ni son inoxydable talent de compositeur et encore moins le fait d'avoir réussi à esquisser puis imposer au fil du temps une identité unique, à la fois malsaine et sophistiquée, crapoteuse et mélodique. Qu'attendre cependant de ce dixième effort, sans compter toutes les miettes habituelles, splits et EP divers ?
Précédé d'une mise en bouche ("Fiend"), "Varg Utan Flock" vient justement nous surprendre très agréablement. C'est un Shining en grande forme qui se déplie, appuyant là où ça fait mal et trouvant le juste milieu entre noirceur nocive et accroche évolutive. Si le patron est toujours le même, basé sur six titres dont le format oscille entre six et neuf minutes, exception faite d'une courte pause instrumentale, l'opus s'aventure sur un terrain mouvant, sinon expérimental, où les silences que tricotent des percussions quasi jazzy cohabitent avec des décharges de haine pure.
Certes, tout n'est pas abouti dans ce menu qui s'enlise en fin de parcours, entre ce 'Tolvtusenfyrtioett' égrené par un piano dont on se demande ce qu'il vient faire là et l'interminable et progressif 'Mot Aokigahara' qui joue avec nos nerfs pendant de longues minutes avant d'exploser brutalement puis de laisser Peter Huss se fendre d'un solo lumineux en guise de conclusion. Ces deux pistes, au demeurant très belles, tranchent un peu par rapport au reste bien plus agressif, même si le guitariste ne perd jamais une occasion de faire jaillir de son manche des éclairs mélodiques, prouvant que, biberonné au grand hard rock, il est bien l’un des artisans de ce glissement vers une musique de plus en plus raffinée, entamé dès "V - Halmstad".
Ainsi, placé en ouverture, le ravageur 'Svart Ostoppbar Eld' paraît tout d'abord vouloir renouer avec le stupre rouillé et suicidaire des débuts, grâce au chant heurté et rongé par la folie de Kvarforth et ces riffs pollués. Mais très vite, le pouls ralentit, accompagné par des accords osseux et cette éruption guitaristique qui en éclabousse les parois. Tortueux, le morceau suit un tracé labyrinthique qui n'est presque pas sans évoquer, certes d'une manière lointaine, le Opeth période "Deliverance".
Tout en clair-obscur, 'Gyllene Portarnas Bro' témoigne également de ce goût pour les structures meurtries, faites de respirations squelettiques et de furieux geysers de rage. Plus schizophrénique que jamais, Shining atteint là des sommets en matière d'ambivalence glauque, prêtant la lenteur de tempos engourdis au service d'une angoisse sourde et vicieuse. Plus brutal, 'Jag Ar Din Fiende' se voit lui aussi perforé par des breaks lancinants dont la teneur atmosphérique ne les exonère pas d'une décrépitude sournoise. Bref, les Suédois n'ont rien perdu de leur négativité déglinguée qu'ils prodiguent avec largesse en crachant leur semence corrompue, témoin ce 'Han Som Lurar Inom' torrentueux.
"Varg Utan Flock" est une manière d'aboutissement pour les Suédois qui hybrident la force noire du black metal le plus malsain avec une écriture de plus en plus recherchée.