Avec "Pleonexia", c'est presque un nouveau départ que Krane entame, la faute à un galop d'essai, "Ouroboros", qui n'a pas bénéficié de l'exposition qu'il méritait, suivi de quatre (trop) longues années de disette. Espérons que cette seconde offrande lui ouvre la voie du succès, aussi bien commercial que critique, que l'habileté de ses auteurs devrait lui promettre.
Elle possède en tout cas les qualités nécessaires pour effacer ces débuts trop modestes car sur le terrain où il braconne, à savoir le post rock instrumental, genre plus ardu qu'on ne croit à besogner, à force d'être corrompu par des palettes entières de groupes en mode photocopieur ou en pilotage automatique, le quatuor impose d'emblée un ton plus singulier qu'il n'y paraît, une touche à la fois organique et tragique extrêmement personnelle. Question de géographie peut-être, les Suisses ayant toujours su cultiver leur différence.
Rien de très original pourtant à l'horizon de cet album avec son lot de guitares tour à tour stratosphériques ou impétueuses, au service de longues pistes à l'architecture évolutive. Mais, véritables ascenseurs émotionnels, celles-ci savent toucher l'âme autant que le cœur., car l’ensemble, bien que froid, se veut vivant et puissamment dynamique. Plus qu'un agrégat de morceaux, aussi homogènes soient-ils, "Pleonexia" se doit d'être absorbé dans sa vertigineuse entièreté. Chacune de ses pièces forment le maillon d'une suite dont la lente progression lui donne l'allure d'une œuvre conceptuelle que renforce l'entrelacs de ses différents chapitres. Son menu épouse les courbes abruptes d'un relief vallonné, succession de plaines et de montagnes que les musiciens gravissent avec une vigueur mêlée à une belle finesse de touche.
Maîtrisant la science de la montée en puissance orgasmique, Krane gratifie l'auditeur d'une amorce foudroyante. Préparé par 'Deception', réveil ouaté et pointilliste, 'Strategic Level' déboule ainsi, rampe de lancement d'une fulgurante beauté propulsée par des rouleaux de batterie qui se fracassent contre les falaises massives qu'érigent des guitares dont le manche sécrète une douloureuse mélancolie. Orageuses et délicates, les ambiances hachurent le ciel d'une myriade de sentiments, passant de la colère à la tristesse, de la rage à l'espoir jusqu'aux regrets. En l'espace d'un peu plus de sept minutes, le combo nous emporte avec lui sur ses ailes de géant. En un fondu enchaîné, 'Destabilisation' lui succède, respiration plus courte qui bourgeonne de douces sonorités électro.
Bien qu'instrumental, "Pleonexia" n'en accueille pas moins des bribes de paroles martelées le temps d'un 'Operational' qui dessine un grand huit pulsatif, vrillé par une tension cataclysmique, multipliant les va-et-vient entre noirceur déchaînée et clarté neigeuse. Les six-cordes tendent tour à tour des lignes grosses comme des câbles ou égrènent des notes vibratoires qui s'arc-boutent sur cette rythmique mangeuse d'espace. Etonnamment, plus le disque avance plus ses pistes se montrent ramassées, trapues, entre 'Tactical Level', grondant d'une force sismique, 'Combat' aussi lourd et qu'éruptif et cet épilogue lunaire qu'est’ 'Aftermath'.
Si de nombreux albums de post rock pêchent par manque d'audace, "Pleonexia" se révèle au contraire passionnant et aventureux, ce qui fait de lui une excellente surprise, fenêtre sur un groupe à (re)découvrir d'urgence.