C’était en 1980. Il y a une éternité. Le choc pétrolier de 1973 avait mis fin aux Trente Glorieuses. La jeunesse sous Giscard s’ennuyait ferme et son avenir s’assombrissait en même temps que le chômage progressait. La gifle arriva par surprise. Ou plutôt le bourre-pif. Les mômes prirent le "Répression" de Trust en pleine face. A coups de riffs rageurs, le hard rock mettait des mots sur leurs maux. Quarante ans plus tard, dans un monde hyper-connecté, la jeunesse s’ennuie moins. Mais son avenir est encore plus sombre. Progressivement le rap s’est approprié la contestation et la révolte, confondant souvent rébellion et violence verbale gratuite. Mais tandis que le hip hop est aujourd’hui célébré aux Victoires de la Musique, les vrais descendants de Trust jouent encore de la guitare. Le rock engagé est toujours bien vivant. Que tous ceux qui le croyaient moribond jettent une oreille à "Frankenstein", le nouvel album de No One Is Innocent.
Déjà avec "Propaganda", le groupe français avait fait un retour tonitruant sur la scène rock hexagonale. Après l’attentat de Charlie, No One Is Innocent avait crié sa rage et avait repris son arme, la seule dont il dispose : la musique. Trois ans après, la hargne est toujours intacte- d'ailleurs elle l’est depuis la création du groupe il y a vingt-cinq ans. Mais l’émotion a cédé la place aux interrogations. Comment la politique internationale au Moyen Orient a pu fabriquer le ‘Frankenstein’ dont nous subissons les assauts aujourd’hui ? Comment lutter contre ‘Les Revenants’, « ces jeunes loups solitaires, la foi entre les dents » puisque « leur paradis est notre enfer » ? Les textes de Kemar, à l’écriture directe et efficace, abordent les sujets de front. C’est l’essence même du rock engagé. Pas le temps de tergiverser, il faut réagir ou mourir. Pour le combo parisien, c’est une question de survie musicale.
Et justement, musicalement, "Frankenstein" est un véritable brûlot. Doté d’une production et d’un mastering énormes, l’album enchaîne les riffs comme autant d’uppercuts dans le ventre mou du rock hexagonal. Les guitaristes Shanka et Popy s’en donnent à cœur joie et assènent les directs du gauche, renvoyant l’auditeur dans les cordes dès le premier morceau (‘A La Gloire Du Marché’). Le match est plié en onze rounds de maximum quatre minutes chacun pendant lesquels nos rois du ring enchaînent les titres heavy rock (‘Ali’, ‘Teenage Demo’), rock indus (‘Frankenstein’), metal alternatif proche de Rage Against The Machine (‘Madking’, ‘Hold-Up’), grunge psychédélique (‘Nous Sommes La Nuit’) et punk vitaminé (‘What The Fuck’). La musique colle aux textes avec une précision redoutable, avec comme point d’orgue le morceau ‘Les Revenants’ qui symbolise à lui seul le soin avec lequel le groupe a peaufiné son septième opus.
L’album se clôt par une reprise de ‘Paranoid’ de Black Sabbath, hommage très réussi aux pères fondateurs du heavy metal et relique d’un passé où nos aînés croyaient dur comme fer que le rock pouvait changer le monde. No One Is Innocent veut y croire encore. Et à l’écoute de "Frankenstein", sans contexte le meilleur album du quintet à ce jour, nous nous surprenons à vouloir y croire aussi.