Primordial est un groupe dont l'identité, rude et minérale, se révèle aussi personnelle qu'indélébile, et repose à la fois sur le chant empreint d'une expressivité tragique de Alan Nemtheanga, le jeu de guitares de la paire Ciáran MacUiliam / Micheál O'Floinn, qui taille dans les falaises battues par les vents des lignes obsédantes et les rouleaux de batterie de Simon O'Laoghaire qu'appuie la basse épaisse de Pól MacAmlaigh. La difficulté pour les Irlandais réside désormais dans la façon de faire évoluer cette identité sans la dénaturer en évitant par conséquent de se répéter.
Après le quintessentiel "To The Nameless Dead" (2007), "Redemption At The Puritan's Hand" (2011) puis "Where Greater Men Have Fallen" (2014) ont entamé cette délicate entreprise, éloignant toujours un peu plus leurs auteurs du black metal dont ils n'ont d'ailleurs jamais réellement respecté les invariants. Mais cette évolution ne rime pas pour autant avec polissage, bien au contraire. Et c'est un art toujours aussi douloureux, marqué dans sa chair, qui dresse ses puissants remparts, chargés d'une histoire au goût de sang et de larmes.
Cénotaphe aux couleurs âpres, "Exile Amongst The Ruins" poursuit ce travail à l'œuvre depuis sept ans, opus à la fois différent de ses récents aînés et néanmoins profondément enraciné dans cette terre reconnaissable entre mille. Pourtant, même si son décor est connu, ce neuvième effort n'est pas le plus aisé à dompter. Car à l'exception du lent 'To Hell Or The Hangman' qui rejoint ces hymnes grandioses dont le groupe a le secret, digne héritier en cela des 'To Empire Falls' et autre 'Tragedy's Birth', pulsation meurtrie et obsédante tout ensemble avec ses lignes de guitares belles comme un chat qui dort, le reste du menu chasse à travers un sol mouvant et marécageux.
A commencer par le curieux 'Stolen Years', premier extrait à avoir atteint nos oreilles qui étonne par le climat (faussement) apaisé qu'il prodigue et dont on attend un réveil qui ne se produira pas. En réalité, la tension, le drame, couvent sous la surface de cette plainte minée par les regrets, à l'image de tous les titres qu'une langueur funèbre cloue au sol. De fait, si 'Sunken Lungs’ part au galop, ce qui n'empêche pas les Irlandais de tricoter en son centre des instants comme suspendus au-dessus d'un gouffre hypnotique, si 'Nail Their Tongues' se voit traversé par des accélérations fulgurantes que noircissent un chant très black et des six-cordes grésillantes, "Exile Amongst The Ruins" privilégie les mid-tempos sévères et engourdis qui, loin d'en altérer la force charbonneuse, font brûler dans ses entrailles un feu intense et crépusculaire.
Il faut donc creuser jusqu'à l'os, dans les arcanes de leur intimité, pour goûter le suc de ces longues pièces qui, telles 'Where Lie The Gods' ou 'Last Call', ne livrent pas immédiatement leurs trésors. Pour sa part, 'Upon The Spiritual Deathbed' rénove le canevas épique cher au groupe en misant lui aussi sur une tension rentrée et un final majestueux des plus mélodiques. De fait, en serrant plus que jamais le frein à main, Primordial s'enfonce dans les rivages d'une musique pétrifiée où les atmosphères désespérées se drapent dans le suaire d'un doom granitique, témoin le morceau éponyme qui pleure tout du long une douleur venue du fond des âges, celle d'un peuple fier portant les stigmates d'une histoire ensanglantée.
Avec "Exile Amongst The Ruins", les Irlandais continuent de travailler leur art, épique et tragique, qu'ils renouvellent avec intelligence, sans l'affadir, la douleur chevillée au corps.