Quand le violoniste historique de King Crimson rencontre le saxophoniste tout aussi historique de Van der Graaf Generator, on s'attend forcément à ce que le résultat soit tout sauf banal. Outre sa participation aux trois derniers albums du King Crimson de la première génération ("Larks Tongue in Aspic", "Starless and Bible Black" et "Red"), David Cross n'a cessé de multiplier les collaborations (avec Robert Fripp, John Wetton, Peter Hammill, Clearlight, Jade Warrior pour n'en citer que quelques-uns). David Jackson, outre sa présence fidèle au sein de VDGG de "The Least We Can Do Is Wave To Each Other" (1970) au live "Real Time" (2007), a collaboré à de nombreux albums de Peter Hammill mais aussi avec d'autres transfuges de VDGG (Judge Smith , pour les quatre disques "The Long Hello" avec Hugh Banton et Guy Evans) ainsi qu'avec des artistes aussi divers que Peter Gabriel, Mr Averell, les Italiens d'Osanna, The Tangent, Jakko Jakszyk (qui a rejoint King Crimson depuis 2013).
Les deux hommes s'étaient déjà brièvement croisés au sein de "The Rome Pro(g)ject" I & III, des concept albums sur lesquels Vincenzo Ricca invitaient les gloires du prog 70 à jouer quelques titres. Cette fois, c'est à une véritable collaboration et non une simple juxtaposition qu'ils se livrent. Accompagnés de Mick Paul à la basse et de Craig Blundell à la batterie, David & David vont régaler les auditeurs de leurs instruments respectifs durant près d'une heure, "Another Day" étant sans surprise presqu'entièrement dédié au violon et au saxophone.
Au menu, quelques titres expérimentaux n'hésitant pas à se nourrir de dissonances (vu le pedigree des protagonistes, on s'en serait douté) mais aussi quelques morceaux atmosphériques et d'autres résolument mélodiques. L'album s'ouvre sur un titre déviant, 'Predator', à la mélodie bancale et volontairement grotesque sur laquelle sax et violon se livrent à de nombreuses stridences sur fond de rythmique syncopée. Le morceau éprouvera les nerfs des plus sensibles qui éviteront également le déstructuré 'Trane to Kiev' et le cacophonique 'Breaking Bad'. Cacophoniques, dissonants, déstructurés, voire anarchiques, mais aussi interprétés à la vitesse du son et faisant preuve d'une recherche qui ne pourra que séduire tous ceux que l'absence de trame mélodique ne rebute pas. Cross & Jackson ont trop de métier pour confondre musique expérimentale et bruitages ennuyeux.
Les deux courts 'Bushido' et 'Time, Gentlemen, Please' et le plus conséquent 'Arrival' sont d'agréables pauses atmosphériques sans thème mais sans dissonances. Les notes s'égrènent presqu'au hasard avec une large place laissée aux improvisations. L'ensemble constitue une trame aussi vaporeuse qu'intrigante et relaxante. Quant aux autres titres, si certains font l'objet d'une construction très précise ('Going Nowhere', 'Mr Morose', 'Anthem for Another Day') quand d'autres laissent de larges plages aux improvisations entre des "refrains" (parfois un brin répétitifs) servant de points d'ancrage ('Last Ride', 'Millennium Toll', 'Come Again'), tous font preuve d'une recherche mélodique évidente.
Grace à cette alternance entre mélodies, expérimentations et pauses atmosphériques, David Cross et David Jackson réalisent un album parfaitement équilibré, suffisamment audacieux pour ravir les fans de King Crimson et de VDGG, suffisamment sage pour ne pas effrayer ceux qui sont moins sensibles à l'univers de ces deux groupes. Ajoutons à cela que les atmosphères sont tantôt joyeuses, presque dansantes, tantôt fort sombres et inquiétantes et que les quatre musiciens font preuve d'une virtuosité et d'un plaisir à jouer qui conduisent souvent l'auditeur à une transe béate, Jackson & Cross se distribuant intelligemment les parties sans chercher à tirer la couverture à soi. Si le tout instrumental et quelques dissonances ne vous effraient pas, "Another Day" a tout pour vous faire passer un agréable moment.