Richard Bass se tord de douleur. Depuis quelques jours, son ventre est devenu dur comme la pierre et la fièvre le cloue au lit. Pourtant les médecins ne manquent pas à Boston. Mais la prière est plus forte que la maladie. La médecine traditionnelle est inutile, seule la foi en Dieu est capable de guérir. Ce sont les préceptes de la Science Chrétienne dont Richard Bass est un adepte fervent. Il faut dire que cette église scientiste fondée un siècle plus tôt a pignon sur rue dans le Massachussetts en ce début des années soixante-dix. Mais cette fois-ci, Dieu n’entend pas les prières de Richard Bass. Aveuglé par une foi stupide, il meurt dans son lit, éventré par une appendicite, le péritoine gangréné par l’absence de soins. Il laisse deux enfants et une femme désemparée. Nous sommes en 1974, année du Tigre.
Myles Bass n’a que quatre ans à la mort de son père. Mais son fantôme va le hanter toute sa vie. Les souvenirs sont diffus mais la douleur reste sourde pour toujours. Quarante-quatre ans plus tard, Myles, devenu Kennedy par le second mariage de sa mère, a décidé de raconter cette histoire, son histoire. Cet album, "Year Of The Tiger", il le porte en lui depuis toujours. Il fallait juste attendre le bon moment pour le partager avec le public. Attendre que la colère s’apaise enfin, la colère contre ce père absent à jamais, contre la religion, contre le destin.
Pourtant le destin a été clément avec Myles Kennedy. Il est maintenant une rock star et a parcouru le monde entier avec son groupe Alter Bridge et avec Slash dont il est le chanteur attitré. Il est devenu un excellent guitariste et une des plus belles voix du rock, l’homme aux quatre octaves comme le surnomment ses amis musiciens. Mais les blessures d’enfance ne guérissent jamais. Alors l’Américain a pris sa guitare et a mis des mots sur la perte de son père mais aussi, et même surtout, sur le courage de sa mère qui a su faire front après le drame en déménageant sa famille dans l’Idaho, à trois mille kilomètres de Boston, pour protéger ses enfants des délires de la Science Chrétienne.
Cette mère est le personnage central de "Year Of The Tiger". Myles Kennedy lui rend plusieurs fois hommage avec les titres ‘Mother’, le magnifique ‘Ghost Of Shangri La’ aux arpèges de guitare raffinés et le sublime ‘Love Can Only Heal’ où la voix remplie d’émotion de Myles se fond dans un solo de lap steel renversant.
L’album a beau être essentiellement acoustique et traiter de la perte et du chagrin, il demeure rock dans l’esprit. Les titres ‘Year Of The Tiger’, avec son duo de guitare et de mandoline rappelant ‘Battle Of Evermore’ de Led Zeppelin, et ‘The Great Beyond’ et son orchestre de cordes flamboyant relatent la mort du père avec une puissance rare. Le talent de composition de Myles Kennedy pour les mélodies blues et folk rythmées et entrainantes lui permet ainsi d’éviter l’écueil du pathos et de l’impudeur. Toujours à bonne distance de son sujet, l’Américain prend délicatement l’auditeur par la main et le fait pénétrer dans son intimité avec une simplicité désarmante, l’invitant à partager ses émotions et ses interrogations sur la foi (‘Blind Faith’, ‘Haunted By Design’).
Dominé par la voix exceptionnelle de Myles Kennedy, capable comme peu de chanteurs de distiller autant d’émotions différentes dans une même chanson, "Year Of The Tiger" est un album poignant, sincère et attachant qui dévoile toute sa richesse au fil des écoutes et dont la catharsis se révèle au son de l’arpège joyeux de son dernier titre ‘One Fine Day’. "Through our tragedies, we found out who we are" chante Myles. Il lui aura fallu quarante-quatre ans.