Sortir un disque qui évoque le dieu grec Dionysos avec comme pochette la photo d'un masque mexicain, seul Dead Can Dance pouvait le faire. Pour expliquer ce concept, il faut resituer le personnage grec dans son contexte. Dionysos est le dieu de la démesure, de la folie, de la vigne et du vin. Il s'agit aussi du dieu "né deux fois" (ce qui explique son nom). Selon une version du mythe, le fils de Zeus et de Perséphone aurait été tué et découpé en morceaux par les Titans, Athéna aurait récupéré le cœur pour le donner à Zeus qui en féconda ensuite Sémélé, une mortelle qui le mettra au monde au Pakistan. Faut-il voir en Dionysos un précurseur de Jésus et de la religion chrétienne, la question peut être posée... Tout comme celle sur le lien entre cet être divin et le masque mexicain. Ce masque est tressé et porté par les Indiens Huichol qui utilisent une drogue (Peyotl) lors de cérémonies dans un but de guérison et d'ouverture d'esprit.
Car, contrairement à ses congénères, Dionysos apparaît comme un dieu à part et tolérant auquel on voue encore des cultes parmi les plus populaires lors des moissons et vendanges notamment. Fasciné par ces cultes païens et par ses différentes lectures sur le sujet, Brendan Perry a décidé de sortir Dead Can Dance de son sommeil, six ans après "Anasatis", pour mettre en scène, c'est peu dire, le parcours de Dionysos de son enfance à la descente aux enfers dans un rôle de guide des âmes perdues. L'album dans sa structure se décompose en deux actes découpés en plusieurs scènes illustrant les différentes étapes de la vie de Dionysos. Il s'impose comme oratorio, sorte d'opéra spirituel représentant une allégorie sur des mystères religieux dont la musique est enrichie de tout ce qu'il y a de plus fin et recherché.
Passé ce propos liminaire, l'auditeur, à l'écoute de ce nouvel album, sera happé dans un voyage d'une richesse absolue. Le travail effectué par Brendan, auquel Lisa se joint avec sa voix incroyable à la fois fragile comme du cristal et très affirmée, est absolument phénoménal en terme de structure, de densité et de variété. Ici le rapport à la nature et à l'humanisme prend tout son sens. Il faut dire que le projet Noland sorti l'année dernière a dû laisser quelques traces dans l'esprit créatif de l'artiste.
Le premier acte est composé de trois parties. 'Sea Borne' en ouverture évoque l'arrivée de Dionysos en Grèce, lui qui deviendra le dieu protecteur de ceux qui n'appartiennent pas à la société conventionnelle. La musique indienne et moyen-orientale sont prégnantes, évoquant les origines de celui qui en somme constitue l'un des premiers migrants. Les mouvements sont répétés et hypnotiques, presque enivrants ('Liberator Of Minds'). La nature tient une part importante dans ces loops musicales. Brendan y introduit des samples d'enregistrements de bruits de la nuit dans une forêt, de cours d'eau, de pluie battante, affirmant par cette démarche que la musique est partout autour de nous. Par la suite, les percussions envahissent l'espace comme pour accentuer les hallucinations qui font perdre la tête et qui symbolisent le fait de se libérer des contraintes. Elles sonnent presque révolutionnaires et guerrières. Les femmes jouent un rôle important dans le dernier mouvement de cet acte ('Dance Of The Bacchantes') où Lisa se fait invocatrice et rentre littéralement en transe vocale, illustrant de la sorte les prémices d'une libération féminine avant l'heure.
L'acte deux débute de manière plus inquiétante, les instruments à vent viennent se greffer à des nappes de claviers très graves. 'The Mountain' évoque l'enfance de Dionysos dans les montagnes pakistanaises. La musique est une nouvelle fois dense avec les instruments à cordes et le sitar qui viennent donner plus de relief au propos dans lequel se mêlent la voix détachée remplie de sagesse de Brendan et celle vaporeuse et lointaine de Lisa. La chanteuse est une nouvelle fois au premier plan dans 'The Invocation'. Son travail avec Le Mystère des Voix Bulgares lui aura certainement permis d'ajouter une nouvelle corde à son arc déjà bien fourni vocalement. Les percussions sont envoûtantes surtout rehaussées de violons dépaysants et orientaux. 'The Forest' va plus loin dans cet abandon de soi et élève l'âme avec une sorte de raga, typique de la musique traditionnelle indienne, dans lequel l'auditeur pourra définitivement se perdre.
Constituant le premier véritable concept-album de Dead Can Dance, "Dionysus" montre le savoir-faire du groupe dans la création d'une musique à la fois spirituelle, profonde, riche, intelligente et accessible. Au travers du mythe de Dionysos, Dead Can Dance réalise une ode à l'humanisme et à l'écologie, libre de toute convention d'une densité rare dans l'industrie musicale actuelle. Soyez ouverts.