David Crosby ! Avec ce vénérable nom, une véritable madeleine de Proust des années 60 et 70 nous lance outrageusement son parfum. Tout d'abord, nous voilà plongés dans The Byrds avec ses tubes 'Turn, Turn, Turn', 'Mister Tambourine Man' ou ses albums ambitieux comme 'Fifth Dimension'. Ensuite, nous le retrouvons comme entité créatrice d'un groupe qui comporte son nom Crosby, Stills, Nash and Young. Alors que l'auditeur pense remonter à des âges antédiluviens, les quatre mousquetaires ont tous sorti un album solo ces quatre dernières années, mention spéciale à David Crosby qui depuis 2014 a enregistré quatre albums dont le dernier en date "Here If You Listen" semble autant être un appel à l'écoute qu'une peur de l'indifférence.
A 77 ans, David Crosby a toujours bon pied, bon œil. L'auditeur qui aurait pu s'attendre à entendre un vieillard ergotant d'une voix caverneuse sera surpris par le timbre clair et les sonorités douces de sa voix, comme si le temps n'avait pas fait son œuvre. Sa guitare acoustique ouvre la voie à un univers lumineux mais parfois légèrement assombri par la mélancolie. Si l'artiste évoque une époque révolue du folk, celle-ci ne saurait apparaître anecdotique à nos oreilles de jeunes gens modernes (en témoigne la rafraîchissante reprise de 'Woodstock'). L'artiste aurait pu tomber dans les travers du vieux patriarche désabusé en particulier en raison de certains apartés vocaux où David semble commenter avec gravité les paroles (sur 'Glory') mais évite brillamment cet écueil. A côté de lui, une cohorte de choristes dont Becca Stevens en tête permet d'établir un pont (ici aérien) entre une jeunesse bouillonnante et la tradition. L'alchimie semble réussie car les voix se mêlent harmonieusement et bien malin celui qui pourra révéler les âges des interprètes. Sur un motif relaxant de guitare, les voix féminines apportent de chaleureuses réponses à la voix du chanteur sur '1974'. Les refrains légèrement sombres de 'Buddha On The Hill' sont contrebalancés par les chœurs répétant le titre de l'album et diffusent l'éclat de la lumière d'un soleil noir.
Malheureusement, l'album a les défauts de ses qualités. On pourrait crier qu'au final toutes les chansons se ressemblent mais ce serait un cruel jugement, car extraites du même moule, celles-ci forment une cohérence d'ensemble. En revanche, on ne pourra pas passer sous silence l'intrusion envahissante des voix féminines. Celles-ci se font très pressantes, trop présentes (une des premières pistes 'Vagrants of Venice' révèle d'emblée la suite). L'auditeur grimacera en entendant 'No Artist' ou 'Janet' où les chœurs féminins prennent d'assaut les couplets, manquant cruellement d'harmonie sur le second titre. Si David Crosby est un artiste humble qui sait s'effacer (ne dit-il pas qu'il n'est pas un artiste dans sa chanson du même nom ?), il oublie que l'auditeur écoute un album de David Crosby et non pas celui de Becca Stevens ou Michelle Willis. L'inversion du rapport de forces artiste principal/invité transforme les demoiselles en goules en quête de sang millésimé. A ce titre, 'Your Own Ride', 'Other Half Rule' (et son final vertigineux) ou l'aride 'Balance On A Pin' révèlent une dimension plus intimiste réussie où le chanteur/guitariste est rendu à sa solitude (à l'exception des refrains). Et que dire encore de '1967' ! Si cette chanson peut permettre quelques improvisations voire une pause rythmique pendant un concert, sa présence sur l'album est toutefois regrettable car les mélopées masculine et féminine tendent à plomber l'album et ruiner les efforts de la guitare.
Il n'y a pas d'âge pour écouter David Crosby. On peut également renverser le constat en disant que David Crosby ne fait pas son âge. Avec "Here If You Listen", entrez dans un album lumineux, parfois nostalgique, mais qui défie le poids des ans. Il est toutefois dommage que l'artiste ait laissé trop de place à ses choristes, qui malgré des réussites ont tendance à rendre l'ensemble mièvre. Un peu plus d'intimité et moins de modestie aurait pu en faire un chef-d'œuvre. Mais comme David Crosby est un garçon rare, il ne faudrait pas se priver de ce plaisir de l'écouter.