La cover du 14ème album de Dream Theater est fortement symbolique et laisse une grande place à l’interprétation, au questionnement. Le contexte de la sortie de ce "Distance Over Time" est le même depuis bientôt 16 ans et toutes les productions qui ont suivi "Six Degrees Of Inner Turbulence". "Train Of Throught" a marqué une relative cassure entre le groupe et certains fans nostalgiques ou chroniqueurs qui regrettent "l’ancien" Dream Theater. Beaucoup en effet reprochent aux Américains d'avoir cédé à des velléités metal moderne contre nature, à une inspiration corner trop marquée (Muse, Metallica, Tool) et d'avoir sorti des albums boursouflés de longueurs stériles, d’assemblages exempts de cohérence, privilégiant les individualités au détriment d’un vrai travail de groupe, de leur côté mélodique, émotionnel et progressif.
Conscient de ces critiques justifiées ou non, le groupe s’inspire de Shakespeare, particulièrement d'Hamlet et de sa fameuse question existentielle pour illustrer son nouvel album. Être ou ne plus être le groupe d’avant, telle est la question ? Revenir aux fondamentaux ou poursuivre l’évolution entamée au milieu des années 2000 ? Poussant plus loin cette réflexion liminaire, la main qui tient le crâne est celle d’un androïde (un rappel à la dystopie de "The Astonishing") et marque encore plus cette opposition entre l’humain qui n’est plus et la froideur de la technique qui a pris le dessus. Et si la réponse à la question se situait entre les deux ?
La durée du disque et de chaque titre donne d’emblée un indice. Si "The Astonishing" revêtait la forme d'un double album, long et composé d’une trentaine de titres, "Distance Over Time" constitue son opposé conceptuel : neuf titres (hors bonus) dont aucun ne dépasse les dix minutes pour moins d’une heure de musique ! Si sur le plan formel il s’en différencie, il en va de même sur le fond. Dream Theater revient à un son heavy et puissant mettant les riffs et la rythmique en avant. L'introductif "Unterthered Angel" pose les jalons de ce qu'est l'album. Aux premières secondes planantes, le mur du son arrive avec l'alliage batterie, basse et guitare toutes voiles dehors. Malgré une production encore trop compressée, le son semble avoir subi quelques améliorations notamment concernant Mangini qui bénéficie d'un meilleur spectre même si ce n'est pas encore parfait notamment au niveau des cymbales encore beaucoup trop étouffées. La puissance est donc de mise dans les couplets agressifs équilibrés par un refrain court et lumineux mais dans lequel les effets sur la voix de James Labrie semblent beaucoup trop poussés. Le pont instrumental laisse place aux traditionnelles joutes instrumentales entre Petrucci et Rudess dont le travail est remarquable de sobriété sur cet album.
Le disque est entrecoupé de quatre morceaux de quatre minutes au compteur qui permettent d'apporter quelques respirations bienfaisantes. On n'osait plus l'espérer, mais Dream Theater sait encore composer des titres courts et diablement efficaces comme la ballade 'Out Of Reach' qui fera sans doute partie des plus belles écrites par le groupe, toute en montée en puissance canalisée. "Paralyse", faussement mid tempo, alterne quant à lui les ambiances lourdes et planantes dans lesquelles John Petrucci laisse vagabonder sa guitare dans des solos enfin expressifs. Il faut dire que dans ce nouvel album, il illumine de sa classe retrouvée l'ensemble des morceaux qui contiennent moins de shred, plus de sensibilité, de variations, de relief et de progressivité.
Comment ne pas tomber sous le charme du très beau mouvement instrumental de 'Fall Into The Light' et ses échanges entre le piano de Jordan Rudess et un solo enchanteur du maître es-Music Man que vient dégommer la frappe façon mitraillette de Mike Mangini ? Dream Theater démontre également avec 'Barstool Warrior' qu'il est encore capable de composer de beaux titres progressifs, épiques surtout concis et équilibrés. Ce titre est d'une fluidité qu'on ne pensait plus entendre chez les Américains et constitue une montagne russe émotionnelle qui rappelle les belles heures de "Six Degrees Of Inner Turbulence" (second CD), le côté pompeux en moins. 'S2N' (ou Signal To Noise) évoque également cette ambiance de turbulences dans son refrain ('War Inside My Head') et prouve toute l'admiration du groupe pour Rush avec une basse clinquante et vrombissante enfin mise en avant dans le mixage ('Room 137' également) et des breaks que n'aurait pas reniés le trio canadien.
Malgré tout, Dream Theater retombe dans certains travers qui viennent quelque peu tempérer la bonne impression générale notamment avec ce fade out incompréhensible dans 'At Wit's End' qui vient interrompre soudainement un très beau passage de Petrucci ou bien les quelques enchaînements abrupts de 'Pale Blue Dot' qui donnent encore cette impression que le combo n'arrive pas à canaliser suffisamment ses idées. Cependant, l'album se termine sur une belle surprise rock à la Whitesnake réussie incarnée par le bonus 'Viper King' particulièrement jouissif et inhabituel pour le groupe.
Au final, cela faisait bien longtemps que Dream Theater ne nous avait plus habitués à autant de densité dans ses dernières productions. "Distance Over Time", sans pour autant constituer un retour total aux sources (il le fait plus que l'album éponyme), renoue avec un équilibre plus assumé entre la dextérité et l'émotion, la première étant au service de la seconde. Les Américains sont de retour en mode patron et proposent leur meilleur album depuis le départ de Mike Portnoy.