Laibach a toujours aimé brouiller les cartes. Se drapant des oripeaux nationaux-socialistes et fascistes pour les dénoncer ou en tout cas ouvrir des débats, le groupe slovène a été trop souvent perçu comme un nostalgique des régimes totalitaires et attaché au ministère de la propagande aryenne. Au lieu de démentir, le groupe laisse se propager cette confusion, bien heureux d'avoir une vitrine gratuite. En 2015, Laibach établit un surprenant record : il devient l'un des premiers groupes de rock européens à jouer à Pyongyang. Plutôt que d'interpréter leurs tubes, les Slovènes décident de revisiter la bande-originale du film de Robert Wise ''La Mélodie Du Bonheur'' (The Sound Of Music), l'un des films préférés des Nord-Coréens (les jeunes enfants apprennent l'anglais avec ce film). Trois ans plus tard, le groupe enregistre un album basé sur ce concert.
''La Mélodie Du Bonheur'' traitait du sort d'une famille autrichienne qui fuyait en Suisse pendant l'avènement du nazisme. La musique (symbolisée par Julie Andrews, précepteur des enfants) jouait un rôle primordial dans cette résistance aux Nazis. Encore une fois, ces allusions historiques ne sont guère gratuites, la Slovénie ayant été une colonie du sinistre empire austro-hongrois. Laibach a souvent revisité des morceaux (le tube autrichien 'Life Is Life' d'Opus) voire des albums (''Let It Be'') à la sauce martiale industrielle. Et Laibach va de nouveau en surprendre plus d'un. L'album se révèle assez fidèle aux morceaux originaux : celui qui connaît le film sur le bout des doigts reconnaîtra sans difficulté les incontournables. Plutôt que d'opter pour un rythme de rouleau compresseur, Laibach choisit une option soyeuse et envoûtante. Boris Benko place sa voix sensible au son du piano sur 'The Sound Of Music' et 'Do Re Mi' se fait atmosphérique, voire progressif avec la voix féminine de Marina Martensson, rejointe par les enfants.
Mais ce royaume de douceur est secoué par un tremblement electro. Comme sur ''Volk'', l'electro vient perturber l'atmosphère champêtre et guillerette (cf. le premier morceau, 'Edelweiss' ou 'Climb Ev'Ry Mountain'). Milan Fras, de sa voix grave et infernale, apporte un peu de lourdeur et d'inquiétude. On imagine déjà entendre les bruits de bottes. Mais surprise, les voix graves et suaves collaborent harmonieusement. 'Favorite Things' marie la voix de Milan et celle des enfants sur un air de piano mélancolique. Ceux qui doutent encore de l'humour noir de Laibach pourront écouter Milan sur la ballade romantique 'Lonely Goatherd' s'essayer aux yodlers entouré de petites filles. Est-ce à nouveau une façon de théâtraliser la présence totalitaire et de montrer que celle-ci ne réussit pas à détruire toute l'innocence d'une jeunesse hardie? Nous n'en saurons rien car Laibach a joué le jeu et respecté le matériau original sans le rendre niais. Bien entendu, la démarche de fuir l'Autriche pour gagner la Corée du Nord, comme le fit le groupe, pourrait nous laisser penser que Laibach a plus d'un tour dans son sac.
A la fin de la bande originale, le groupe ajoute une carte postale de Corée du Nord : 'Maria/Korea' avec ses voix qui semblent sortir de terre brandissant fièrement l'amour de leur patrie, 'Arirang', un hymne non officiel des deux Corée (Laibach deviendrait-il un médiateur de la paix ?). 'The Sound Of Gayageum' est une réappropriation d'un morceau de folklore coréen qui s'anime dangereusement et dont les harmonies rappellent parfois 'Geburt Einer Nation'. Enfin, dernier trait d'humour, l'album se ferme sur un discours de bienvenue prononcé en anglais lors du concert en Corée du Nord dans lequel Monsieur Ryu, l'animateur, annonce peu ou prou que Laibach sent le soufre.
Laibach revisite ''La Mélodie du Bonheur'' à sa façon : imprévisible et jouissif. Le groupe avait déjà prouvé qu'il était capable de pincer nos cordes sensibles mais avec ''The Sound Of Music'', il réalise un petit bijou qui tourne définitivement le dos aux lourdeurs martiales et autres cauchemars totalitaires.