Que semble loin désormais l'époque où Roadrunner imposait à Karma To Burn de recruter un chanteur le temps d'un premier album au demeurant culte, le label jugeant le format instrumental alors trop risqué commercialement ! Si depuis l'exercice ne surprend plus, il demeure difficile car grand est le danger de ne trouver au final que des musiciens ivres de leur technique, bien incapables d'émouvoir, sans compter l'ennui qui guette des compos à l'électro-encéphalogramme souvent désespérément plat. Bref, les groupes qui ont fait le choix de se priver de chant sont aujourd'hui légion mais les élus sont rares. The Lumberjack Feedback compte pourtant parmi ceux-ci.
Peut-être déjà parce qu'il possède une seconde caractéristique, celle de contenir dans ses rangs deux batteurs. Et cela s'entend ! Accouplés à une paire de guitares en fusion et à une quatre-cordes sismique, Sébastien Tarridec et Virgil Chaize bouffent littéralement l'espace, imprimant à ce doom lourd et bourgeonnant une intensité qu'aucun compteur Geiger n'est assez puissant pour mesurer. Nul besoin de vocalises pour influer une dynamique déjà féroce. On n'imagine d'ailleurs même pas la trame martelée par les Lillois être encombrée d'un chant qui n'est pas le bienvenu.
Après des débuts chez Kaotoxin, le groupe a rejoint l'écurie Deadlight Entertainement avec lequel "Mere Mortals" scelle l'alliance. Trois grosses années séparent cette deuxième enclume du remarqué "Blackened Visions", délai nécessaire pour aller prêcher la bonne parole sur scène et bétonner l'écriture de ce nouvel album. C’est que le tout instrumental ne pardonne ni la médiocrité ni le dilettantisme, il impose au contraire exigence et audace. Deux mamelles précieuses que The Lumberjack Feedback tètent avec avidité.
Nous avons découvert ce dernier avec "Hand Of Glory". C'était il y a six ans, qui semble être une éternité tant le chemin parcouru entre cette rondelle 2 titres et sa grande sœur parait énorme. Et osons même l'affirmer, "Mere Mortals" propulse la musique instrumentale, qu'elle soit doom ou pas, dans une autre dimension, plus profonde. Plus vertigineuse. Plus belle surtout. Emotion est sans doute le maître-mot de cet ensemble tendu et cependant velouté, où la mélancolie déchirante de guitares pointillistes rivalise avec la puissance magmatique d'une rythmique compulsive ('New Order(Of The Ages) Part I').
Ce qui frappe bien entendu une fois le menu lancé, ce sont ces rouleaux de batterie aux allures de falaises abruptes dressées dans la nuit qui dévastent tout en creusant dans le sol des tranchées rugueuses et abyssales. Mais chaque piste gronde d'une richesse immersive, formant les parties successives et paroxysmiques d'un monumental retable. Depuis le reptilien 'Therapy' et jusqu'à 'Kobe (Doors Of Spirit)' et ses douze minutes épiques que vrille un inexorable désespoir, l'œuvre épouse le tracé pulsatif d'une lente élévation quasi progressive dans son expression alambiquée d'un genre que les cinq compères pétrissent avec force et solennité comme une matière noble. Des saillies extrêmement bourrues ('Wind last Blow') sont flanquées de coups de boutoir hypnotiques ('Kill Kill Kill Die Die Die') ou brumeux (New Order (Of The Ages) part 2') en un défilé sinueux où le doom le plus robuste se fond dans le post rock le plus obsédant.
Grouillant d'effluves belles à pleurer, "Mere Mortals" est un périple lunaire à la fois sentencieux et contemplatif, sillonnant une géographie entêtante et douloureusement belle.