En 2008, quand "Slania" a été publié, qui aurait pu alors imaginer que celle qui assurait à la fois le chant féminin et les parties de vièle à roue sur cette première offrande d'Eluveitie deviendrait plus tard une véritable artiste, chanteuse et musicienne complète à la personnalité et à l'univers bien affirmés ? Peu de personnes assurément. Mais Anna Murphy ne pouvait se contenter de jouer les utilités. Elle a donc multiplié les aventures (chez Nucleus Torn par exemple) en dehors du giron maternel avant de le quitter en 2016 pour des questions de divergences musicales. Les expérimentations trip-hop de Lethe, qui l'associe à Tor-Helge Skei (Manes) et le désir d'émancipation peuvent par ailleurs expliquer cette démission d'un groupe pourtant populaire.
Embarquant avec elle deux de ses anciens complices, le guitariste Ivo Henzi et le batteur Merlin Slutter, la jeune femme monte la même année Cellar Darling. "This Is The Sound" voit le jour en 2017, suivi deux ans plus tard de "The Spell". A son écoute, on comprend pourquoi la Suissesse ne pouvait continuer à danser la gigue avec Chrigel Glanzmann et on mesure surtout combien elle a eu raison de vouloir voler de ses propres ailes. D'une part, et nonobstant ces emprunts celtiques auxquelles Anna reste attachée, la partition qu'elle tresse avec Cellar Darling évolue à des années-lumière du death folk de son ancien port d'attache, plus adulte et multidimensionnelle. D'autre part, "The Spell" dépasse de la tête et des épaules les derniers Eluveitie, si tant est, encore une fois, que la comparaison entre les deux formations ait vraiment un sens.
Car à quels genres Cellar Darling peut-il être rattaché ? Ils sont nombreux. Metal atmosphérique, progressif et folk bouillonnent au fond de cette marmite à l'esthétique mystérieuse. Du premier sont extraits un chant féminin vrillé d'émotion et une façon de mettre en avant les ambiances, mélancoliques et trippantes ('Love Pt II,', 'Hang' qui pourrait être chanté par l'ancienne sirène de The Gathering). Dans le deuxième, le trio puise une architecture évolutive que n'effraient pas les tubulures compliquées ('Drown'). Enfin, le troisième est incarné par le recours à des instruments traditionnels (flûte, vièle), cependant toujours alliés à un socle lourd et électrique ('Pain', 'Insomnia').
De ce mélange résulte une signature extrêmement personnelle qui peut toucher un large public - ou fermer l'accès à des oreilles frileuses. Long et compact du haut de ses 63 minutes, varié dans sa palette sonore et émotionnelle, "The Spell" impressionne et séduit par son ébouriffante réussite. Son superbe écrin est à son image : crépusculaire et énigmatique, écartelé entre lumière et tragédie. Anna Murphy en constitue la clé de voûte, ensorceleuse et écorchée ('Freeze'). De la troubadour d'un metal folklorique sautillant bien que sombre, la belle s'est muée en vestale nous guidant dans les arcanes d'un monde nocturne et fantasmagorique dont 'Death', en convoquant à la fois Pain Of Salvation et King Crimson, est l'enveloppe la plus vertigineuse. Puissant, le menu trempe tout du long dans un océan de désespoir que matérialise cette voix expressive, tour à tour fébrile et combative.
Œuvre d'une grande densité, aussi fragile que vigoureuse "The Spell" demande à être butinée à maintes reprises pour en goûter tous les trésors nichés dans ses profondeurs. Sa grande diversité, qui ne brise à aucun moment sa cohésion, pourra donc décontenancer mais le hisse incontestablement au rang des chefs-d'œuvre, terme certes galvaudé mais ô combien justifié pour qualifier ce disque sombre et coloré qui fera date.