En 2019, le retour en studio de Banco Del Mutuo Soccorso était aussi probable que l'ouverture du premier téléski sur Mercure. Fer de lance du rock progressif italien des années 70, la formation des frères Nocenzi et de son chanteur Francesco Di Giacomo en avait écrit les plus belles pages, à coups d'albums concept, de voix haut perchée et d'instrumentaux vertigineux. Hélas au crépuscule des années 70 comme leurs cousins britanniques, les Italiens ont dû peu à peu simplifier leur format, finissant par rentrer dans les rangs. 23 ans après leur dernier album intégralement original, Banco, qui n'a pourtant cessé de tourner, ne lésine pas sur les moyens : le Transibérien ou rien, en somme un concept-album qui se devrait d'être aventureux. Ce retour en 2019 pose toutefois deux légers problèmes. La fratrie Nocenzi est réduite à Vittorio, Gianni ayant claqué la porte dans les années 80, les autres musiciens (à l'exception de Filippo Marcheggiani apparu sur ''Nudo'', un best-of unplugged) ne sont jamais apparus sur un album studio de Banco. Mais surtout, la voix de Francesco Di Giacomo s'est prématurément éteinte en 2014, elle qui avait su nous emporter au septième ciel sur '750000 Anni Fa... L'Amore?'.
Pour y remédier, Vittorio Nocenzi aurait pu avoir eu recours au tout instrumental comme sur "Garofano Rosso" (bande sonore du film du même nom) ou "Di Terra". Les premières minutes offrent une réponse qui risque de susciter l'inquiétude : Banco a engagé en 2016 un nouveau chanteur, Tony D'Alessio. Plutôt que d'engager un clone vocal voire de réaliser une séance d'exorcisme pour arracher Di Giacomo d'entre les morts, Banco cultive effrontément sa différence. Si la voix de Tony, toutefois puissante, ne couvre pas autant d'octaves que son prédécesseur, elle connait des secrets enchanteurs pour nous servir de guide dans ce voyage audio-ferroviaire.
"Transiberiana" aurait pu être une gerbe de balbutiements d'une formation dont le train arrière serait encore coincé dans les années 70. La traversée des différents compartiments se révèle pourtant bien plus périlleuse pour le passager. La première piste, 'Stelle Sulla Terra', marie un son typiquement progressif 70's à quelques saillies électroniques pour offrir un morceau ravagé par la tension. En fin de morceau, celle-ci se libère d'une façon inattendue, en somme respectant à la note près les canons de Banco. On sent bien que Vittorio Nocenzi s'est fait gardien du temple (ou plutôt de la banque), l'équilibre entre chant et digression folle, ciment du son Banco, est respecté.
'La Discesa Dal Treno' aux accents poignants de guitare se laisse happer par une menace tribale à peine tempérée par quelques notes martelées de piano. 'Lo Sciamano' est chargé de soufre avec orgue et voix nerveuse où la folie n'est jamais loin comme le prouve le solo de guitare zappaien. 'L'Assalto Dei Lupi' mise sur les influences d' ELP et Gentle Giant dans un contexte méditerranéen. "Transiberiana" ne déroge pas à la tradition de la ballade poignante avec 'Campi Di Fragole'. La voix chaude et sensuelle de Tony caresse ce morceau lumineux. Sur 'Eterna Transiberiana', l'interprète sanglote des notes d'or porté par une atmosphère ouatée. La guitare se substitue à la voix le plus naturellement possible. Majestueux et symphonique, 'Il Grande Bianco' avec son piano solitaire trouve de la verticalité à ce parcours sinueux qui ne peut s'achever que par un alunissage. Ceux que les voyages au long cours fatiguent peuvent se pencher sur 'Oceano', plus court et qui, malgré son piano à la William Sheller, synthétise en trois minutes par son ambiance proche de Camel l'essence de Banco.
Malgré la très bonne santé du groupe transalpin, on regrettera le viol de l'une de ses règles fondamentales : la concision. Les albums de Banco culminaient rarement à plus de cinquante minutes. L'auditeur risque d'être décroché (un comble pour un voyage en train) comme sur 'I Ruderi Del Gulag' qui malgré son atmosphère étrange manque un peu de folie, ces derniers instants étant un peu répétitifs et linéaires. Le groupe ajoute deux bonus, deux captations de concert qui nous permettent d'entendre deux titres anthologiques dont un est repris par Tony d'Alessio. Si ces deux morceaux nous prouvent que ce nouveau Banco est aussi affûté que l'ancien et surtout que le nouveau chanteur est capable de parcourir à sa façon le répertoire du groupe sans le dénaturer, ils allongent inutilement un album qui aurait mérité d'être un peu plus court.
Quoi qu'il en soit, "Transiberiana" est une réussite du genre progressif. Banco nous propose un agréable voyage dans les 70's sans jamais sonner rétro et se réinvente grâce à un nouveau chanteur vocalement charismatique et à un grain de folie qui ne s'est pas éparpillé aux quatre vents. Quelques longueurs regrettables empêchent de peu ce "Transiberiana" d'atteindre le terminus des chefs-d'œuvre.