Sept ans séparent "Foule Monstre" de "Stupor Machine". Une éternité pour les fans d'Eiffel et même pour le rock français à l'écriture élaborée. Pour autant les membres du combo ne sont pas restés inactifs à l'image de son leader Romain Humeau qui a collaboré sur le dernier album de Bernard Lavilliers et sorti, entre autres, pas moins de trois albums solos en trois ans ("Vendredi ou les Limbes du Pacifiques" inspiré du roman de Michel Tournier , "Mousquetaire #1" et "Mousquetaire #2" - Alexandre Dumas). Romain possède une écriture extrêmement littéraire voire poétique faite de rimes riches et parfois cinglantes qui fait le sel d'Eiffel. Dans le paysage musical, le groupe est presque considéré comme le petit frère de Noir Désir dont la flamme a été consumée très (trop) brutalement. Il s'est cependant bâti une personnalité à part grâce à une volonté particulière de transmettre des messages sur une musique plus nuancée.
"Stupor Machine" apparaît comme un témoin de son époque, désespéré mais avec quelques petites lueurs d'espoir qui trouvent leur source dans l'amour au sens noble du terme, romantique et profond. Cette phrase liminaire peut sembler quelque peu abstraite mais l'écoute permettra de se faire définitivement une idée sur la désespérance qui transpire du disque. 'Big Data' démontre que Eiffel n'a pas perdu son mordant après sa longue pause. Les riffs sont bien présents, agressifs comme peut l'être la société avec ces informations qui s'imposent désormais à nous, avec son lot de violence visuelle à grand fracas de fake news. 'Manchurian Candidate' est l'un des titres qui se rapproche de Noir Desir avec cette atmosphère fracassante qui tutoie le progressif avec un break qui amène une deuxième moitié plus calme se terminant au piano.
Si ces titres à la rythmique furieuse demeurent l'ADN du groupe, celui-ci s'aventure dans des univers plus calmes, plus nuancés, sur un 'Chasse Spleen' irrésistible avec des paroles qui font appel à la mythologie, à l'espace sur une musique entraînante qui prouve, s'il fallait encore le démontrer, toute la qualité d'écriture du chanteur-poète. Cette façon d'aborder les chansons avec des textes abstraits qui rappellent les grands auteurs se fait désormais rare et ce qui est rare est précieux. Ce titre est l'une des plus belles chansons d'amour composées depuis belle lurette. Car oui, au milieu de cette perte d'espoir, demeure encore une lueur de croire en des meilleurs jours, qui trouve son illustration dans le joyau 'N'aie Rien à Craindre' au texte surréaliste comme une peinture de Dali, déclamé d'une voix grave.
"Stupor Machine" souffle ainsi le chaud avec ces chansons d'amour mais aussi le froid avec un constat glacial, fracassant et sans concession porté sur la société actuelle gangrenée par des politiciens impuissants et individualistes et des actionnaires ou financiers qui en veulent toujours plus ('Oui', magnifique) face à une majorité au bord de déclencher une révolte, ayant perdu la foi en ses dirigeants de tout bord. 'Escampette' retrouve ainsi cet élan énergique avec un Romain qui hurle comme jamais cette frustration. Enfin l'album se termine sur une chanson superbe ('Terminus') qui débute au piano enveloppant un texte dont les dernières phrases sont répétées à l'infini à partir de la moitié du titre, renforçant de la sorte la beauté à la fois des paroles et de la mélodie qui se densifie au fil des secondes comme un exercice de style, presque baroque, avec notamment des lignes vocales chantées en canon.
"Stupor Machine" est un disque superbement écrit et composé. Intelligent, littéraire, poétique, c'est un album rare, un bijou comme il s'en fait trop peu de nos jours grâce à la symbiose entre des paroles finement ciselées et une musique recherchée. Eiffel est de retour et domine à nouveau du haut de sa tour le paysage rock français.